Avant que j’aie pu dire, ou faire, quoi que ce soit, une nouvelle cohorte de créatures déboule des bois. Derrière elles, porté sur un fût de chêne, avance en tressautant un petit être replet. Sa peau a un joli brun de châtaigne cuite, ses cheveux sont si emmêlés qu’on aurait parlé chez moi de dreadlocks, et ses yeux sont plus profonds et plus sages que ceux des créatures qui le précèdent.

Nos deux compagnons — Gabuchon et Martha — se ploient immédiatement en une étrange révérence. Ses porteurs le déposent et la clairière s’emplit de murmures qui scandent tous les mêmes syllabes.

Le Dodu ! Le Dodu !

Evidemment, cela sonne plus comme un titre honorifique que comme une description. Il est potelé, certes, et ses cuisses en tailleur laissent admirer de jolis bourrelets, mais le satyre au premier rang, et la nymphe derrière, sont nettement plus dodus que le Dodu.

Je m’incline — on m’a appris à respecter l’étiquette des Rêves autant que possible.

« Il n’a pas réussi à seller le Dodu ! crie une dryade avec fierté.

— Il n’est pas si puissant que ça ! renchérit un minuscule qui dépasse à peine d’une coquille d’escargot.

— Foutaise. » interrompt le Dodu, sans crier. Il a une belle voix ronde, c’est peut-être à elle plutôt qu’à son tour de cuisse qu’il doit son titre.

« Puissant, il l’est. J’ai résisté, oui, car sa compulsion n’agit pas sur moi… »

Parfait, murmure Ashley dans mon dos.

« … mais s’il avait voulu me détruire, il l’aurait pu. Maintenant écoutez-moi. Six fois il a sellé, mais j’étais le septième et je n’ai pas cédé. Mais écoutez-moi. C’est un cavalier, ce n’est pas un poète. C’est important. Enfin écoutez-moi. S’il selle la dixième, il chevauchera le monde. J’ai dit.»

Rondement mené, ai-je pensé. Mais je me suis abstenue.

Tandis que le Dodu et son cortège se retirent dignement dans la forêt, j’essaie de faire le tri dans toutes ces informations. Normalement, je suis très forte pour ça, ordonner, hiérarchiser, décider, mais… peut-être que la première question est celle-ci :

« Quel est cet endroit ? »

Ce ne sont pas nos nouveaux compagnons qui ont répondu, mais Ashley.

« Un lieu qui n’est pas exactement dans les Rêves, ni dans la réalité, a dit le Démon. Hypothèse 1 : Un fragment qui s’est détaché de votre monde il y a longtemps, par la grâce de mon Souverain. Il lui arrive de forger de tels pactes. Hypothèse 2 : Un fragment des Rêves qui est devenu un univers à part entière, un univers de poche, sans que notre Souverain le sache. Plus embêtante, l’hypothèse 2. Il n’aime pas que les choses se passent sans qu’il le sache. »

Tout ou son contraire, donc. Mais je n’ai pas ironisé car sa transparence s’aggravait de minute en minute, ce pourquoi ses phrases étaient si précipitées, j’imagine.

Iel accéléra encore : « La selle. Hypothèse. Il essaie de la régler, de l’accorder, si vous voulez, d’où ses expériences successives, sur des créatures variées.

— Mais pourquoi ?

— Pour qui, tu veux dire ? Tu le sais bien. »

Sa main droite se dissout complètement, vapeur argentée qui remonte la manche de son manteau…

« Ashley…

— Chut. Peu de temps. Bonne nouvelle. Si le Dodu résiste à la compulsion, toi aussi, Sam.

— Moi ?

— … Tu résistes à la mienne. A tous… les charmes. Tu es…

— D’accord. Peut-être que moi non plus je n’aime pas être mise dans une case.

— Fair, sourit Ashley.

— Mais vous disparaissez ! crie l’un des farfelus. Nous avons besoin de vous ! Il a dit que nous devions être tous les quatre. »

Du manteau noir il ne reste déjà plus qu’une ombre, encadrant de longs cheveux, et la bouche articule encore :

« Il suffit de…

— Quoi ? »

Rêver de moi.

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