— Sais twoa que les mâles chez moaw toujours plus petits que les femelles ?

Mais de quoi allait-il encore m’entretenir alors que nous filions vers le haut dans une courbe qui ne manquerait pas de bientôt s’infléchir.

— Sais twoa que les femelles les plus dwoadues pondent près de cinq mille œufs ?

Je roulai les yeux et émis un râle révélateur de mon humeur.

— J’aime moaw les dwoadues, dit-il en frétillant des glandes pariétales.

Je ne disposais plus d’expressions réalisables dans mon état proche du champignon pour signifier ma lassitude dubitative.

— Twoa sais combien têtard après printemps ? Beaucoup ! Et twoa tombée sur moaw. Twoa, chance ! Twoa déjwoa entendu conte comptable de fées ? Dans chaque mare, un crwoapaud est un prince. C’est statistique !

J’émis un souffle digne d’un mufle où j’avais pourtant mis toutes mes forces pour faire sonner son prénom avec colère. Je le connaissais avec ses élans de séducteur. Il roulait déjà des yeux et des sourcils avec un sourire en coin.

— Twoa pas farouche avec Gabuchon. Twoa donné moaw baiser et moaw prince.

Je parvins à dodeliner de la tête au comble de l’agacement. Je n’en revenais pas qu’il sache pour moi et Gabuchon. Le souvenir de ces baisers barbus que nous échangions en secret me redonna de l’allant.

— Theoballl… Concentre-ttt…

Il plissa sa bouche et sa langue tira sur ma peau.

— Twoa pas sympwoa !

Sa patte arrière s’enroula autour de ma nuque et il lâcha sa prise sur mon front avec une moue dédaigneuse. Puis comme s’il avait senti la voute approcher, il tourna son petit corps trapu vers sa patte avant. L’arcade d’un plafond sembla nous foncer dessus à toute vitesse. Théobalde freina notre arrivée en agrippant le rebord d’une moulure complexe de stuc. Son membre s’étira avec une résistance maitrisée et de l’autre il amortit notre chute dans une corniche délabrée. Ses petits doigts gluants possédaient une adhérence telle que je crus un moment que nous n’étions pas la tête en bas, perdus je ne sais où à la limite d’un cauchemar. Une faille assez grande pour laisser passer mon corps s’ouvrait au coin de la corniche. Avec des petits gestes appliqués, il me traina à travers l’ouverture et soudain nous chutâmes pour de bond, au pied d’un tronc moussu entre fougères et campanules.

— Quelle chance ! criai-je soudain ravivée. Je crois que nous avons quitté ce mauvais rêve.
— La chance, la chance… Twoa pas vraiment tenter la chance.

Je le considérai tout granuleux, kaki et rondouillet qu’il était. Si on écartait l’aspect crapaud qui était certes un peu essentiel, on ne pouvait pas nier qu’il représentait un bel individu de son espèce. J’avais le goût de la mare sur la langue depuis qu’il y avait appuyé sa patte par erreur. Un peu plus, un peu moins… Un petit baiser pour le bonheur d’un crapaud après tout ? Qui étais-je pour m’opposer aux batifolages et aux espoirs de notre communauté de passeurs ? Je lui souris, me courbai autant que possible et descendis ma bouche à ses babines. Il posa ses pattes sur mes joues avec des yeux écarquillés de joie. Puis il appliqua sa peau froide sur mes lèvres.

Un mauvais sort me ferma aussitôt les paupières comme un ordre. Le toucher des petits doigts sur mon visage disparut. À la place deux mains d’homme enserrèrent ma nuque et mon dos. Des lèvres pulpeuses se pressèrent sur les miennes et une langue entreprenante passa le seuil de ma bouche. Et le pire c’est que je rendais ce baiser. Le feu prit dans ma poitrine, car je n’avais jamais vécu une telle passion. Quand je pus lever mes paupières, je vis l’homme ouvrir les yeux aussi. Ceux-ci avaient l’iris d’or de la jument. Il continua d’embrasser ma peau en parcourant mon visage. Il me serrait si fort que j’étais prête à tout abandonner. Une larme coula sur ma joue quand je songeai à mon amoureux aux poils soyeux. Enfin, il s’écarta de moi et me contempla avec un odieux rictus.

— Quel chance tout de même ! Merci, charmante Martha, d’avoir fait de moi l’homme que je suis.
— Mais Théobalde ! C’est toi ?
— Oublions Théobalde, je suis un prince. Je suis l’homme même.
— Mais…

Il mit le doigt sur mes lèvres, le visage tordu de manières lascives.

— Chut, Martha. Cette mise en bouche était agréable, mais je dois te quitter désormais. Je ne suis pas l’homme d’une seule femme. Les autres m’attendent. Je les entends déjà se pâmer.

Il se leva, musculeux et mat, entouré de voiles et je constatai que debout je ne devais lui arriver qu’à mi-torse. Je bondis néanmoins sur mes pieds, les poings serrés. Il attrapa ma besace d’un beau mouvement ample comme un danseur. Un instant, la fascination refit effet. D’un geste rapide, il me mit au sol et me lia les quatre membres réunis devant moi avec la bandoulière du sac. Je basculai sur le côté telle une pauvre biche assassinée.

— Ne sois pas jalouse, mon petit chat. Nous deux, cela ne pouvait pas durer. Tu es tout de même insignifiante comme petit bout de gras. Adieu !

Il ouvrit une bouche étincelante et s’en fut sans un regard. Je pleurai un peu me sentant abandonnée et méprisable puis le charme cessa enfin. Je me débattis pour ôter les liens en frémissant d’avoir vu surgir ce nouveau cauchemar à la commissure de mes lèvres.

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