Alors je le conçois ! Manger des araignées n’a rien de glorieux. Cette pratique rare a le mérite de me distinguer au sein de notre petite promotion, même si elle me rend quelque peu répugnante. J’ai beau leur expliquer que les arachnides n’en sont plus vraiment dés l’instant où elles pénètrent le seuil de mes lèvres, je remarque encore leurs yeux ronds et leurs bouches contractées quand j’en sélectionne une pour porter mon regard plus loin ou tisser un fil vers un ailleurs.
Seul Gabuchon savait déjà, avant d’entrer à l’Académie des passeurs, que les araignées étaient nos servantes : des petites fées venues du temps révolu ou du temps à venir, des sources d’énergie pures qui parcourent notre monde, ficellent leurs toiles dans les moindres recoins et contemplent l’univers en sirotant elles-mêmes des insectes. Il le savait, car sa mère était elle aussi une Gobaignée. Elle lui avait expliqué le piquant que ce composant de Passage dégageait sur la langue avant que le fil gluant de la réalité ne sorte de notre bouche et nous permette de tirer à nous un endroit différent. Il avait appréhendé la chaleur qui irradiait sur notre palais au moment où la vision multiple s’ouvre dans notre esprit comme nichée au creux du front. Ainsi du moment que Gabuchon me comprend et confirme mes dires, je me fiche bien de ce que peuvent imaginer les autres apprentis. Heureusement avec le temps, les commérages ont diminué. Même les deux pimbêches de filles de naïades qui pourtant n’ont besoin que d’eau, pourvu qu’elle soit potable, ont admis qu’employer les araignées comme composant de Passage c’était quand même bien pratique. La chaumière de l’Académie n’en manque jamais. Je m’inquiète cependant de savoir si le vent ne soufflera pas toutes les toiles dans la forêt, une fois l’automne venu quand nous devrons emprunter pour la première fois une Poterne.
J’entends encore le rire rauque de Gabuchon lorsqu’il s’est moqué de moi : « Tu me joues à nouveau de la fausse modestie, Martha très chère ! Tu sais bien que tu es la plus douée d’entre nous pour ce qui est de te faufiler dans les Passages. Moi je suis persuadé que tu réussiras à dénicher une de tes consœurs à huit pattes dans n’importe quel tronc creux ou au cœur de quelconque branchage. Je parie que tu seras la première à emprunter la Poterne ! » Et il voit sans doute juste pour la simple et bonne raison que j’adore cette sensation.