« Il faudrait consulter mon… client, je pense, dit Ashley. Ou du moins Sa bibliothèque.»
Hors de question. Je l’ai dit à haute voix, et c’était volontaire.
« Vous avez des griefs contre Lui ?
— Aucun contact, aucun grief. »

Iel sourit, la lèvre qui s’incurve juste comme il faut et qui sait trop de chose, un arc de moquerie douce, de compréhension, d’invitation. Sur quelqu’un d’autre, sur tout autre peut-être, ça fonctionnerait.

« Non — je répète et j’assène. Je ne vais pas Le voir, je ne vais pas là-bas.»
Je n’y vais jamais. Ce n’est pas mon domaine. D’ailleurs, c’est beaucoup trop loin.
Je sais à quoi cela ressemble : Eva m’en a parlé, et aussi le Professeur Nightwalker. Une large promenade aux balustrades déliées, ouverte sur un vaste panorama ; des arbres aux branches caressantes dans la brise ; des montagnes bleues qui déclinent leur camaïeu à l’horizon, du gris à l’indigo ; et au-dessus…
« Pour cela aussi, il y a des raccourcis, réfute Ashley. On va sous les tilleuls verts de la promenade…
— Vous n’utilisez pas les Echos Versifiés !
— Et pourquoi pas ? C’est une des plus anciennes boussoles oniriques. »
Je grommelle : Bullshit, mais je sais déjà que j’ai perdu.
Ashley vient s’asseoir près de moi, pas trop près, j’imagine que cela fait partie de ses talents, savoir que je n’aime pas les contacts physiques.
Iel murmure : « On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière…
— D’accord, mais la suite pue. On se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête, ça sent surtout l’araignée à plein nez !
— Vous n’aimez ni les vers, ni les araignées, s’amuse Ashley. Pourtant c’est à eux que vous devez tout votre art. Vous connaissez certainement cette histoire. Le premier marcheur de rêves était un poète, et le plus grand de tous. Ses vers étaient chantés dans toute la Grèce, et même les bêtes se taisaient pour l’écouter, même les morts se réveillaient pour lui sourire. Passer d’un monde à l’autre, de l’éveil au songe, semblait un petit pas pour un homme tel que lui. Il a exploré les premiers passages, ouvert les premières orées, accordé les premières assonances.
— Oui, oui, j’ai appris tout ça. Vous parlez d’Orphée. Mais un jour, il est allé trop loin.
— Vous croyez ? Les Rêves arpentés en tout sens, le poète s’est tourné vers leur versant sombre, les Cauchemars. Il s’est tourné vers ses parentes, celles qui tissent les toiles et connaissent les fils qui traversent la nuit.
— Ariane, Pénélope, Arachné, je sais tout ça. Il aurait mieux fait de s’abstenir.
— Il n’était pas de ceux qui s’abstiennent. Il est entré dans les Cauchemars et il les a arpentés de long en large, sans être rebuté par les larmes, ni par les ténèbres, ni par les monstres. Il était de ceux qui charment les monstres, après tout.
— Mais un jour, il est allé trop loin.
— Il voulait aller au bout. C’est ce qu’il avait toujours fait : au bout de son art, au bout du monde, au bout des possibles. Au bout des Cauchemars se tenait la Jument, la Cavale de la Nuit.
— Et elle l’a détruit. Paf le poète.
— Oh, non. Vous n’avez pas bien écouté : il était de ceux qui charment les monstres. Il l’a charmée, et chevauchée. A tous les sens du terme.
— Beurk !
— Souvenez-vous : the night-mare and her nine-fold…
— Orphée serait le père de ses rejetons, le père des Neuf ?
— Mais quand il est parti, comme partent les poètes, sans se retourner, elle l’a détruit.
J’avais donc raison, en fin de compte : une promenade de trop.

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