— Vous auriez peut-être souhaité que j’y reste ? gronda Samantha alors qu’elle se relevait la main sur la nuque et le front bas.

— Euh, non pas du tout, mais comme la tête elle a dit…

— Mais attendez ! interrompit-elle. J’en sais rien pour ce qui est de la boiterie, mais pour ce qui est de l’endroit où rêve et réalité n’ont plus prise, là où tout commence, je m’interroge.

— Bah moi, en tout cas, tous mes ennuis ont commencé dans cet étrange rêve déjà formé où je me suis fait expédier par cette poterne de traviole.

— À quoi ressemblait ce rêve ?

— De prime abord, il paraissait plutôt agréable sauf pour la lumière blafarde. Je marchais sur du tissu fin. Sans doute de la soie même. En fait, si j’y songe, cela ressemblait à un immense lit.

Samantha me fixait avec ses iris brunes serties dans le blanc de l’œil qui rendait son regard perçant et curieux à la fois. Ça cogitait là-dedans.

— À quel endroit tout commence et tout finit ? demanda soudain le titan qui nous avait toisées sans rien dire.

Sa voix ampoulée se réverbéra profondément sur les parois de la caverne et je me raidis en devoir de réfléchir moi aussi comme si un professeur de l’Académie venait de poser une question à la classe. Samantha s’élevait au-dessus de moi, tournée vers le géant. Sa main se contractait et se relâchait au creux de son cou alors qu’elle se concentrait.

— Où se love l’amoureuse qui espère l’étreinte de son amant ? continua le titan.

— Un lit ! s’exclama Sam. Évidemment, mais ça me parait un peu faible.

— J’ai jamais fait ça dans un lit ! protestai-je.

Elle fronça les sourcils comme pour me donner l’ordre de me taire. Je n’aimais pas trop ça.

— Oui, mais avant que ça commence, ça n’existe pas, dis-je instinctivement l’histoire de la mettre au défi de m’interrompre. Et après que ça soit fini, dans le lit ou pas, c’est plutôt la mort.

Elle tourna son visage vers moi comme un félin qui aurait repéré sa proie.

— D’ailleurs, à priori quand on est mort, y’a plus de rêve ni de réalité, poursuivis-je timidement. Mais bon, ça nous avance pas.

— Oh, mais si ! s’exclama Sam. Expérience de mort imminente !

— Je vois pas comment on peut en faire l’expérience si elle est imminente. Soit on est mort, soit on l’est p…

— Tais-toi un peu ! D’où je viens, on parle de cette expérience pour évoquer l’ensemble des visions et sensations vécues par des personnes confrontées à leur propre mort !

— Des visions comme quand on fume le calumet ?

— Peut-être, cela intègre la décorporation, par exemple. Quand on a l’impression d’être hors d’un corps. On y inclut la vision d’entités supérieures, l’omniscience, le sentiment d’amour infini.

— Ah ouais, c’est pas du rêve, mais ça y ressemble

— Et ça arrive au moment de mourir. Il faudrait que l’on puisse glisser doucement vers la mort pour accéder à cet endroit !

Ce plan ne me plaisait pas du tout et il me rappelait trop de mauvais souvenirs.

— Et as-tu pensé à la petite mort plutôt ? dis-je. Je trouve l’idée pas mal, non ? On pourrait envisager ça toutes les deux et…

Elle croisa les bras et reprit toute sa hauteur.

— Bon, il nous faut donc une mort superficielle en quelque sorte, soufflai-je.

— Oui !

— Une mort qui nous donne le temps d’agir et nous laisse la possibilité de retrouver, puis de remettre en forme nos corps moribonds.

— Exactement ! Tu commences à comprendre.

Oh que oui, je comprenais ! Je savais même exactement comment faire. Puisque tôt ou tard, parmi nos araignées, nous devions aller au fond de la grotte du tréfonds pour devenir de vrais Gobaignés. Il fallait presque mourir pour être digne ensuite de les gober et partager leurs visions et leurs passages.

— Tu sais comment t’y prendre, n’est-ce pas ? susurra Sam en me faisant sursauter. Encore un truc morbide avec tes araignées.

— Elles ne sont pas morbides. Juste mortelles parfois, mais tellement agiles, multiples et plein de ressources.

— Crache le morceau !

— Phoneutria nigriventer, dis-je plutôt en déglutissant.

— Une araignée venimeuse, je parie.

— Oui, répondis-je d’une voix suraiguë.

— Phoneutria. Du grec qui signifie tueur.

J’acquiesçai la bouche serrée.

— Et du latin, nigri, noir, venter, ventre. L’araignée ventre noire ?

— Non banane !

Samantha arrêta ses yeux courroucés sur moi.

— Non banane, araignée banane !

— Bon d’après tes réactions, tu l’as déjà utilisée. Alors où est-ce qu’on en trouve ? Dans ta maudite forêt, je devine.

Je fis coulisser la bandoulière de ma besace sur mon épaule, la calai sur mon ventre, ouvris le rabat et fouillai le fond. Mes doigts trouvèrent immédiatement la boîte que je lui présentai.

— Oui, dit-elle avec une moue circonspecte. Et alors, que fait-on de cette babiole en forme de chaumière ?

— C’est une maison à bananes. Eh bien, tu vois le fil à l’intérieur, derrière la lucarne. Eh bien c’est le fil vers la faille à bananiers des phoneutria nigriventer. Il suffit d’ouvrir la porte et l’une d’entre elles se présente au poste.

— Et après quant à notre affaire ?

— Après on s’allonge, on la met dans notre cou, on prend son fil à la main et on lui demande de nous mordre.

— Le fil est censé nous ramener, c’est ça. Et après ?

— Après on mange de ces câpres au sel et l’on espère que tout se passe pour le mieux.

— Mais pourquoi te trimballes-tu avec un accès direct à la faille des phoneutria, bon sang ? Oh et puis non, ne répond pas, je préfère pas savoir ! Faisons ça, alors !

— Et l’on va retrouver Gabuchon ! clamai-je. Heureusement qu’il n’est pas avec nous sur ce plan de l’araignée banane.

— Pourquoi ?

— Il y a un effet supplémentaire fort douloureux, parait-il, très gonflé sur les garçons. Genre pas du tout superficiel, si tu vois ce que je veux dire ?

— Mais tais-toi ! dit-elle d’une voix lasse alors qu’elle s’allongeait.

Je posai la maison à bananes sur son torse et ouvris la porte. Son menton se colla sur son cou et ses yeux noirs observèrent avec un frémissement à peine, la belle poilue qui se présentait à l’entrée.

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