« Qu’est-ce qu’elle a ? »

Ashley me regarde, ne commente pas mon ton affolé, mais je sais ce qu’iel pense. Ce que vous pensez aussi, je parie. Et ça m’énerve. Ce n’est pas parce que je suis ace que je n’éprouve pas de sentiment d’amitié ni de compassion.

« Elle se meurt. » répond finalement notre détective. Et avant que j’aie pu articuler un son, Ashley poursuit : « Toi aussi, d’ailleurs. »

Attends, attends… Comment ça ? Martha a été mordue par la monture serpentine, je le sais bien, le venin court dans ses veines. Mais moi ? Je proteste :

« Je ne suis pas blessée ! Je me sens même en pleine forme !

— Oui, légère, n’est-ce pas ? » demande Ashley, du ton d’un médecin intéressé par les symptômes d’une maladie rare.

Légère, parfaitement. Pas d’une légèreté de tête qui tourne, ne lui en déplaise, d’une légèreté de corps parfaitement affûté pour la course et le combat, pour la voltige et le salto, pour…

Iel voit mon hésitation. « Tu n’es pas dans ton corps, tu te souviens ? C’est ton corps qui se meurt. Il vient d’entrer dans un coma.

— Ce n’est pas possible, je l’aurais senti ! La Procédure de Réveil d’Urgence…

— … n’a pas fonctionné, Sam, et ne fonctionnera plus. Tu as coupé le fil. »

J’ai coupé le fil. Et les vibrations de cet acte se répercutent dans mon corps — mon corps trop léger, mon corps trop libre — et je frissonne.

« Mais… — j’essaie de rationaliser — … mais c’est Ariane qui m’a dit de le couper !

— Elle avait sûrement une bonne raison.

— Une bonne raison de me tuer ? »

Il faut que je me calme. Classement. Priorités. Martha.

« Elle a toujours son fil ! On peut la renvoyer, et peut-être que quelqu’un à l’autre bout saura la soigner ! »

Mais l’adorable farfelue frissonne et s’agite, et répète quelque chose au sujet des cynomachins et de la boiterie.

« Bien sûr ! » s’exclame Ashley qui se met à fouiller dans la besace de la malade et en extirpe un sachet plein de petites baies rouges.

« Un remède ? »

A nouveau notre détective me regarde comme si je venais de rater un examen particulièrement facile.

« Tu es très forte en plein de choses, mais pas en botanique, n’est-ce pas ? »

Je m’apprête à râler mais un bruit intense secoue le sol autour de nous. Quelque chose qui tient du gémissement et du hennissement. Je bondis sur mes pieds. Ashley aussi.

Vite, iel me lance le sachet, je l’attrape au vol, nous courons et Ashley poursuit ses explications accélérées, comme une vidéo dont on aurait quadruplé la vitesse. Mon cerveau doit courir aussi pour suivre.

« Cynorrhodon. Rosa Canina. Faux-fruit. Plus connu sous le nom de gratte-cul.

— Gratte-cul, tu veux dire, dans quel sens ?

— Littéralement et dans tous les sens. »

Nous sommes arrivés au rideau blanc mordoré et le sol s’agite devant nous.

« Je peux essayer de le faire, si… ça te gêne. » propose Ashley.

Si ça me gêne ? Quelle blague ! J’adore. J’adore que la boiterie soit celle d’un membre moins évident. J’adore l’idée que ce bellâtre finisse par se gratter le cul au lieu d’enfourcher sa Jument. Je prends appui d’une main sur le monticule et je me projette au sommet. Si facile. Si légère.

Peut-être que c’était ça, la bonne raison. Me permettre de défier la gravité. De courir plus vite, bondir plus haut. De n’être plus qu’un esprit aiguisé, à peine un corps, que l’immensité de la plaine blanche ne peut ralentir. Le corps doré du Cavalier se dresse devant moi. Il me tourne le dos. Il est beaucoup plus grand à présent, il s’est hissé à la taille de la Jument noire qui palpite devant lui, qui est femme et bête et déesse et beaucoup plus que cela encore. Ils sont gigantesques : des colosses dont la tête touche les étoiles et dont le coït secouera la terre.

Mais ça n’a aucune importance. Je prends mon élan, je bondis, je rebondis, je sais que je peux aller plus haut maintenant, qu’il n’y a plus de limite à ce que je peux faire, et je prends mon vol. Quand je suis assez haut — la hauteur d’une paire de fesses dorées — j’ouvre les baies de gratte-cul, de rose-chien, et je les frotte là où il faut.

Ma redescente est très lente. Je ne suis pas sûre qu’elle se fasse bien vers le bas, vers le lit-monde, mais ça n’a plus trop d’importance. J’entends des cris — mais pas de plaisir — des jurons, des voix, très lointaines et très graves, et finalement un contralto pas gémissant du tout qui commente : « Le Poète n’a jamais eu ce problème, lui. »

Alors je ris.

Je retombe, et je ris.

Mon corps ne tardera pas à mourir, mais c’est si loin, et la pauvre petite Martha, mais même elle est loin à présent, et Ashley ne mourra pas, j’imagine, puisqu’Ashley est un rêve.

Le Cavalier n’en finit pas de se gratter, et moi je ris. Peut-être que ça en valait la peine, Ariane, je vous pardonne.

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