Martha se réveille en sursaut sur le petit sofa miteux de la salle de repos. Son café fume encore sur la table. Elle n’a pas dû sombrer plus de cinq minutes, mais elle a du mal à se défaire des séquences incongrues de son rêve. Sans doute une réminiscence des morsures du soigneur animalier de ce matin. L’idée de glisser dans le vivarium des crotales l’a traumatisée parce que les serpents sont sa hantise. Elle s’assoit dans la pénombre. La lumière grisâtre filtre à travers les vitres du couloir en même temps que l’agitation bruyante d’un cas grave. Elle se redresse d’un bond. Le bouton pression saute au niveau de ses hanches sur sa blouse de médecin. Ses larges courbes latines lui font toujours le coup dès qu’elle fait des gestes trop amples ou court à travers le service des urgences. Il faudra vraiment qu’elle commande une taille au-dessus, songe-t-elle.

Elle se jette dans le couloir et rejoint les pompiers qui poussent un brancard.

— Salle trois, crie-t-elle à l’équipe. Qu’est-ce qu’on a ?

Elle détaille la blessée. Sa tête repose sur un nid de tresses finement ouvragées. Son front arrondi semble couronné par l’arc des racines de ces cheveux noirs comme le jais. Ses lèvres brunes, pâles à présent, entourent l’intubation, mais gardent leur beauté. Son corps est athlétique, ses muscles saillants. Mais son t-shirt est déchiré sur sa poitrine, livrant à la vue une brassière grise ensanglantée.

— Flic ! Blessure par balle, souffle un jeune rouquin.

Martha soulève la paupière de la femme, inspecte la pupille à peine discernable de l’iris ébène. Elle finit d’évaluer son état quand Morales, l’autre médecin urgentiste, se présente.

— Alors ? demande-t-il.

— Fais-moi, trois CC de morphine, s’empresse-t-elle d’annoncer en branchant le tube sur la machine.

— Un de plus dans les bras de Morphée, dit-il alors qu’il dose la seringue.

Elle lui lance un regard de travers.

— Bah, oui, poursuit-il avec un air pédant, Morphine vient de morphium utilisé par le pharmacien allemand Sertürner en référence à la divinité grecque.

— Putain ! Rodriguez, tu crois t’adresser à tes jeunes internes ! Reste avec moi plutôt et demande une NFS. J’ai peur qu’elle nous fasse une asystolie !

— Pas commode depuis que ton mec t’a quitté.

— Il ne m’a pas quitté, je l’ai plaqué !

La vérité, songe-t-elle avec une boule au ventre, c’est qu’elle a tout foutu par terre en embrassant ce bellâtre de chirurgien au réveillon. Alors Gabin, son beau Français à la moustache si sexy s’est mis en devoir de la blesser en flirtant à droite et à gauche jusqu’à qu’il se laisse mettre le grappin dessus par cette blonde. Mais peut-être étaient-ils arrivés au bout de leur routine. Elle contemple le visage de cette flic et s’interroge sur sa vie quand surgissent deux mains sur le bras de sa patiente.

— Sam ! s’exclame le nouvel arrivant. Détective Evans ! Je suis son partenaire !

Son regard se teinte d’une inquiétude contenue. Ses cheveux à mi-longueurs tombent sur des épaules fines et bien bâties. Ses traits entre douceur et brusquerie, ses sourcils réguliers, tout est neutre en cette personne et Martha hésite un instant.

— N’ayez crainte détective, votre collègue va s’en sortir. Son cœur se stabilise actuellement.

— Faut qu’elle s’en sorte ! On a réussi à coffrer tout le gang des neufs. C’est l’accomplissement de mois d’enquête. Tout ça, c’est grâce à elle. Il faut qu’elle voie ça !

— Je vais vous demander de partir à présent. Il faut qu’on se dépêche. On va la conduire au bloc pour extraire la balle. Et je ne la lâcherai pas. Ne vous inquiétez pas !

Le détective Evans attrape la main du médecin et y force un livre de poche tout froissé.

— S’il vous plait ! Donnez-lui ça à son réveil !

Martha le glisse dans sa poche et empoigne le brancard roulant au milieu d’une valse d’infirmières qui ajustent les perfusions et le système respiratoire de transition. Les pompiers se dispersent dans le même mouvement, et elle commence à pousser le charriot avec la paupière close du détective blessé en ligne de mire. Elle se presse vers l’ascenseur avant la fermeture des portes.

Le temps de la descente, elle contemple cette femme démunie qui pourtant à l’air si puissant. Elle aimerait la connaitre, savoir si elles pourraient être amies. À lire son visage abandonné, mais qui porte tous les traits de la détermination, elle la devine dure, distante et pourtant d’une loyauté admirable. Martha désirerait tant trouver une partenaire comme elle. Sa partenaire comme disait Evans. Les portes s’ouvrent. Elle fonce droit vers le bloc. Tout est prêt, mais elle peine à la laisser aux mains du docteur Pan. Ses yeux bridés lui donne toujours un air serein et c’est vrai que malgré sa silhouette et ses doigts dodus, le chirurgien demeure le meilleur de Santa Corona Hospital. Les portes se ferment et elle lutte pour respirer. Elle craint de s’effondrer de chagrin si cette policière venait à disparaitre. C’est absurde, et puis elle est loin d’être mourante.

Les minutes et les heures passent dans le service sans qu’elle n’arrête de courir une seconde. Rodriguez lui tape sur les nerfs, mais le jour se lève enfin. « La flic est remontée ! » entend-elle au détour d’un couloir. Elle s’accorde une pause, mais pas dans la salle de repos, ni près du distributeur de snacks.

Elle traine ses pas vers les chambres du fond, les retours du bloc opératoire. Sa main glisse sur la poche de sa blouse gonflée pendant qu’elle s’approche. Le bouton pression saute encore quand elle retire le livre. Ouvrages des dames. Elle retourne la couverture et lit : Françoise Frontisi-Ducroux, helléniste française raconte quelques grands mythes du féminin liés à la quenouille et au métier à tisser. Les yeux toujours rivés sur les lignes, elle ne peut retenir un souffle d’étonnement alors qu’elle passe le pas de la porte. Elle semble bien érudite cette détective. Puis elle sent un regard la détailler. Elle découvre la femme réveillée, ses deux billes noires fixées sur elle, son visage de lionne libérée du ventilateur. Elle n’a pas l’habitude d’être timide devant un patient, mais elle l’est.

— Bonjour. Samantha, c’est ça ? Comment ça va au niveau de la douleur ?

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