Nous glissons.

Qu’est-ce que j’aurais pu lui répondre, à la petiote ? J’aurais pu lui dire C’est drôle que tu penses que ça me rend parfaite, parce que chez moi, c’est plutôt un handicap. Un stigmate, même. Je n’aurais pas pu lui dire, les mots n’existent même pas chez elle, si je lui dis Je suis ace, elle va penser que je me la raconte, que je me crois la meilleure. Je ne suis clairement pas la meilleure pour ça. Peut-être qu’un mot existe chez elle, après tout, peut-être que c’est le mot dodu. Ou bien c’est un hasard que le Dodu soit comme moi, et elle n’en a pas conscience.

Je pense à tout ça, et je ne leur dis rien, et je glisse.

Je suis soulagée que nous ayons quitté leur monde, à vrai dire. Ashley a disparu à cause de sa nature onirique, d’accord, mais moi ? Moi je suis réelle, mais je ne suis pas réellement là. Mon corps est censé dormir à Seattle, Washington, USA, Terre. Qu’est-ce qui lui est arrivé quand je suis entrée dans cet autre monde ? Pourquoi le dispositif de réveil d’urgence ne s’est-il pas déclenché ? Qu’est-ce qui lui arrive maintenant que je glisse à nouveau vers le Rêve ?

Je me dis que je me suis maintenue à la force de la volonté, rien de plus, mais qui sait, qui sait ?

La glace fond d’un coup, et nous atterrissons tous violemment sur nos fesses. Je ne sais pas où nous sommes, je ne sais pas quel Fil l’oursonnet a lancé, je n’ai aucune idée de la technique qu’ils utilisent pour naviguer dans les Rêves, ça a l’air fichtrement facile, mais tout a l’air facile, fait par un spécialiste.

Nous sommes dans une grotte. Celle où j’ai été figée, où j’ai rencontré Ashley ? Je ne sais pas. Le temps n’y est pas arrêté. Elle est vaste, labyrinthique, emplie de murmures inquiétants, d’échos chuchotés, de froissements de pas dans les ténèbres. Aucun doute : nous sommes dans les Cauchemars. J’aurais dû faire plus attention à la carte du Professeur : je saurais peut-être où, exactement.

« C’est grand » souffle Gabuchon. Plus encore à leurs yeux, j’imagine.

Un cours d’eau souterrain coule, silencieux, près de nous. Autant suivre son cours : c’est un des P.O.F.[1] Les bruits de pattes se répercutent autour de nous, mais ce ne sont pas des galops de sabots. C’est peut-être pire : ce sont des pattes d’araignées, je le sais bien.

Les parois de pierre s’écartent devant nous et je le vois, l’homme gigantesque aux yeux de braise, au flanc supplicié, enchaîné à sa falaise. C’est donc là que nous sommes. Un coin où j’évite de mettre les pieds autant que possible, un peu trop… fondamental, avec certains des résidents les plus anciens, les plus puissants du monde des Rêves.

« C’est lui ? Le beau cavalier ? murmure Gabuchon à sa compagne.

— Mais non ! proteste Martha. Ses yeux sont un peu dorés, d’accord, mais pour le reste…

— Tant pis… » soupire le garçon.

Le Titan pose sur nous des yeux las.

« Vous arrivez trop tard », dit-il et sa voix plus profonde que les pierres résonne contre les parois, contre le métal de ses chaînes, contre nos cœurs.

« Vous arrivez trop tard. Il l’a emportée.

— Qui ? »

Sa main carrée, calleuse, de sculpteur, entravée par les chaînes, tressaute pour nous désigner un îlot minuscule dans la rivière, envahi de végétation blafarde.

« La tête. » dit-il, et parce qu’il est ce qu’il est nous la voyons, la tête qui n’est plus là, les joues cireuses, le cou déchiqueté, les yeux immenses, la couronne en lambeaux sur le front trop haut. Tout ce qui est resté de lui, dans ce monde ou dans l’autre. La tête du Poète. La tête d’Orphée. Evidemment qu’il s’en est emparé.

Un galop dans les couloirs de pierre, et cette fois ce sont bien des sabots.

« Les montures ! glapit le glapiot.

— Et pas seules, commente le Titan. Les Ménades rôdent toujours par ici. Ces deux petits trouveront peut-être grâce à leurs yeux, mais toi, sûrement pas. »

Et c’est moi qu’il regarde. Evidemment.

[1] Principes Oniriques Fondamentaux, je vous les réciterai une autre fois.

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