J’avais déjà eu peur dans ma vie. A l’âge de six ans lorsque les araignées étaient venues me trouver, une timidité inquiète avait empêtré mes mouvements. J’avais eu l’impression d’être plantée sur une pique aussi, la première fois que j’étais passée de l’autre côté de la forêt. Les limites d’un cauchemar accolé à mon rêve avaient noué ma gorge très sûrement lors d’un de mes passages de novice. Et j’avais frémi d’un frisson glacé quand la poterne avait bondi de côté pour me laisser me perdre dans une faille abyssale. Mais je n’avais en fait jamais véritablement eu peur, parce que, ce jour-là, dans cette grotte, je me rendis compte de ce qu’était la vraie peur. Et la vraie peur était rugueuse.

L’écho vibrant de raclements et de chocs cogna dur sur le boyau qui menait à la caverne dans laquelle nous nous tenions. Le titan venait de parler et nous ne pouvions qu’attendre que paraissent les créatures qui soulevaient ce tumulte. D’abord, un gigantesque serpent monté sur une vingtaine de courtes jambes serties de sabots tourna au coin du tunnel et dérapa avec un sifflement devant nous. Puis tous ensemble, surgirent un affreux centaure noir aux membres ciselés d’angles aigus, une espèce de poney sombre et trapu dont l’énorme mufle rappelait celui d’un gnome, un massif cheval de trait hérissé de plumes sales et fourchues, une autre monture lisse et grise comme un cadavre, recouverte d’un drap poisseux, une sordide figure pliée comme un crapaud dont le sexe dardait l’air devant lui. Enfin, deux destriers apparurent. Leurs formes translucides laissaient deviner des ossatures affutées tels des poignards. Sur l’une d’elle chevauchait l’homme aux yeux d’or. Sur l’encolure était calée la selle. À la main, il agrippait par les cheveux une tête aussi grande que la sienne. Cette face cireuse s’ouvrait sur deux fentes du blanc des yeux et sur une bouche abandonnée au trépas.

— Titan ! Comment fait-on parler la tête ? tonna le cavalier alors que nous avions reculé dans l’ombre.

Puis il nous vit. Mais un son de flûte s’éleva dans notre dos au même moment et nous nous figeâmes tous au son voluptueux de l’instrument. Je découvris tou comme mes amis qu’un autre tunnel caché dans les ténèbres s’était tenu juste derrière nous telle une gueule béante. Une puis deux, puis quinze puis cent silhouettes charpentées déferlèrent sur la pente vers la caverne. Les femmes jetaient leurs hanches de part et d’autre. Elles se cambraient au-dessus de leurs reins avant de repartir au rythme de la musique. Le battement tapait sur mes tempes. « Les ménades » clama le titan depuis ses chaines. L’une d’elles m’attrapa et m’emporta dans sa danse. Gabuchon suivit la marée de formes plantureuses qui entama une ronde frénétique sur les pourtours de la grotte. Dans le flot de rires déments, j’entendis Samantha rugir. Je vis sa main tenter de s’agripper au milieu d’une coulure de corps qui s’évertuait à la piétiner. Les femmes tapaient fort sur sa tête avec des sourires festifs. Elle se débattait comme une lionne, mais bientôt elle disparut sous la multitude de ménades.

Les huit montures et le cavalier s’étaient réunis au centre de la boucle et contemplaient la scène. Plusieurs femmes convergèrent vers eux lorsque la tête au bout du bras s’anima. Le monde se figea et la bouche parla d’une voix profonde et claire :

Au pied du titan dans la grotte obscure,

Le cavalier prendra sa neuvième monture.

Là où tout commence, il y a sa promise.

Là où rêve et réalité n’ont plus prise.

Rien de tel qu’une boiterie

Pour arrêter la cavalerie.

— Tais-toi, hurla l’homme.

Toutes les ménades tournèrent leurs regards vers lui et s’approchèrent. Samantha gisait non loin de moi. Ma main toucha les aspérités du métal rouillé. J’étais affalée sur les chaines du Titan. Le cavalier talonna son cheval et tourna court entre les femmes qui se massaient tout autour. Des soupirs, des rires moqueurs et des paroles licencieuses accompagnaient cette valse serrée. Il me repéra au sol et lança sa monture dans ma direction, la tête sous le bras et la selle qu’il avait dégagée de l’encolure à sa main. Mes pores bondirent sous mes vêtements, rendant rêche la sensation de ma peau sur le tissu. Des picotements parcoururent ma nuque. L’âpreté emplit ma bouche et je me dis que je ne pourrais sans doute jamais dire à ma descendance que la peur était râpeuse avant toute autre chose. L’ombre de la selle recouvrit mon dos, grandit puis mon champ de vision se fixa d’effroi sur le cuir quand Gabuchon surgit devant moi. L’énorme main le sella d’un à-coup vers l’arrière et le bas. Il se figea la croupe relevée. Je croisai son regard éperdu et aussitôt, il détala dans un galop fou vers un tunnel tandis que son corps changeait de forme. Le cavalier jeta son cheval au galop pour ne pas le perdre de vue. Ses sept destriers firent de même. Les ménades levèrent les bras avec des cris et coururent à leur suite comme un torrent insensé de chair, de seins et de fesses.

Mon souffle râpait ma gorge. Mes vêtements n’étaient plus que crin sur ma peau. Les yeux me piquaient. Samantha remuait à peine. Mon amoureux était perdu. La peur était rugueuse.

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