Et ça ne tarde pas, on est encore plus mal.

La cavalerie débarque dans un fracas de sabots. Mais contrairement aux westerns, il s’agit de nos ennemis, pas de nos sauveurs. Pas de chance.

Ils ne sont que neuf, mais faire face à neuf montures à la bouche écumante n’a rien de rassurant. Neuf montures — avec un maudit cavalier — et seulement nous deux en face.

Nous avons plongé sur le côté, profitant des replis moelleux du terrain, où s’enfonçaient leurs sabots, pour nous dissimuler à leur vue.

« Vous avez un plan ? » chuchote Martha. Je crois vraiment qu’elle me surestime.

J’ai grimacé : « Il faut les mettre hors de combat pour pouvoir se concentrer sur le Cavalier. Il ne doit pas seller la Jument !

— La seller ou la…

— C’est pareil ! »

Je bondis sur leur droite, bien en vue, et je siffle, comme pour appeler un cheval. Plusieurs montures se cabrent et pivotent vers moi. Je les attends, les pieds bien plantés dans le sol trop doux, une lame lucide à la main. Si vous êtes à pied et que vous affrontez des cavaliers, vous savez ce que vous avez à faire.

Dès que la première bête est à portée, je plonge entre ses jambes et je lui taillade les jarrets. Elle fait encore quelques pas avant de s’effondrer. Le sang fait de jolies taches à la Rorschach sur le sol blanchâtre.

« Nooon ! » hurle Martha. Elle court devant une autre monture en tortillant des fesses d’une façon… ridicule pour moi, mais sûrement suggestive pour l’animal, qui me semble être le satyre enchevalé. Ça semble fonctionner : il piaffe, secoue la tête, se tord en tous sens, ne sachant comment positionner son corps difforme. Il n’est pas en passe de la rattraper et elle ne crie pas pour appeler à l’aide.

« Bon, halète-t-elle, coup de chance, c’était la huitième monture, je ne sais pas d’où elle venait. Mais… ne faites pas ça… avec les autres ! Ce sont… mes amis… enfin… mes voisins ! »

Elle n’a pas tort. Même investies temporairement du pouvoir des Neuf Poulains, les montures sont des victimes avant tout. Et l’une d’elles me charge, sa robe de plumes et de poils sombres évoquant un griffon mal embouché. La lame lucide clignote entre mes doigts, sentant mes doutes. Spiderwoman… Sam the nightmare killer… il y avait une autre super-héroïne dans les comics de mes parents, je me souviens…

Quand le cheval-hibou arrive sur moi, je volte de côté, et l’arme lucide a repris dans ma main sa solidité. C’est un lasso avec lequel j’enserre son encolure. Je suis soulevée par l’élan de l’animal et je voltige dans les airs, retombe sur son dos, entre les plumes en bataille. La bête s’agite, haïssant mon poids, haïssant plus encore la corde qui l’enserre. D’un geste sec du poignet, je dénoue le lasso et presse mes jambes autour de ma monture. Grand galop, dérapage, et je me jette juste à temps sur le côté.

L’étrange animal a bondi hors du terrain de notre rêve, dans la nuit étoilée. Il tombe, et vole, ou quelque chose à mi-chemin des deux.

« Vous avez fait ça parce que c’était le hibou, hein ? » demande Martha d’un air approbateur. Je préfère ne pas répondre.

« Et le satyre ?

— Oh, il a son compte. » glousse-t-elle.

Restent donc six, qui convergent vers nous. Je ne pourrai pas tous les prendre au lasso, et je n’ai toujours pas de plan. C’est le moment où j’aurai bien eu besoin d’Ashley.

« Tu as oublié le troisième P.O.F.* », dit la voix calme de notre détective.

Iel se tient soudain près de nous, mais sa forme est différente et je ne peux pas m’empêcher de m’exclamer à la vue de la poitrine ronde qui tend sa chemise.

« Oh, soupire Ashley, peu importe. Quelqu’un d’autre doit être en train de me rêver. »

Quelqu’un d’autre ? Pas le Cavalier, j’espère ! Martha ?

« Ecoute, et vite. Troisième P.O.F.

— Mais de quoi parles-tu ? Je n’ai trouvé aucun objet en chemin ! »

Je dis ça, et je comprends. Bien sûr. La besace de Martha, et son contenu apparemment inutile.

« Les épeires ? Les biscuits aux airelles ?

— Mais non, dit Ashley. Le poème, vite. »

Je les regarde, incrédule, mais Martha déplie un papier tout chiffonné et se met à lire des vers de mirliton. Même si la monture-Gabuchon en est affectée, cela laisse encore cinq bêtes pour moi.

J’avais tort, pas pour la première fois depuis le début de cette histoire.

L’espèce de poney des Shetland aux yeux ronds qui est, ou qui fut Gabuchon, s’arrête en effet en piaffant. Mais un autre animal, un des plus sinistres, gris et comme encapuchonné de ténèbres, stoppe net sa course et s’ébroue, comme si ses naseaux étaient emplis de sable. Et dans les sacoches d’un troisième — le centaure en personne — une voix puissante s’élève.

« Là où tout commence, il y a sa promise… »

Le Cavalier, à une bonne distance de nous, interrompt sa course pour hurler.

« Fais le taire ! »

Mais la tête d’Orphée, la tête du Poète, continue d’entonner sa prophétie :

« Là où rêve et réalité n’ont plus prise…

— Qu’il se taise ! répète le Cavalier, fou de rage. Jette-le ! Détruis-le ! »

Le centaure de nuit, aux membres aigus, plonge lentement la main dans sa sacoche, empoigne la tête de l’aède par les cheveux, et la projette… La scène se déroule dans un étrange ralenti, je la vois tournoyer sur elle-même comme un ballon et s’élever dans le ciel noir, dans une courbe magnifique.

Mais le centaure bat des sabots, s’élève aussi, comme tracté à sa suite. Et arrivée en haut de l’ellipse, sous les étoiles, la tête interrompt sa course, comme prise dans quelque filet invisible.

Merci, dit la voix de la Dame, d’avoir libéré mon parent. Reçois la récompense des Dieux.

Et les contours du centaure se dissolvent, s’illuminent, se gravent dans la voûte tandis qu’il prend sa place de constellation.

Plus que trois.

*Principes Oniriques Fondamentaux, vous vous souvenez ? Ce n’est vraiment pas le moment d’expliquer ça.

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