— Oups, dis-je.

Ce n’était quand même pas de chance d’avoir atterri à ses pieds, enfin à ses sabots. Quelle créature tout de même ! Ses membres avant remontaient vers un poitrail gonflé de puissance. Sa robe de crin blanc habillait son encolure d’un luisant magnifique jusqu’à sa tête de cheval. Quelle majesté ! Quelle… Elle se cabra, les sabots moulinèrent dans l’air et s’abattirent sur nous. Nous eûmes juste le temps de rouler de côté, puis de nous laisser couler dans une pente, le long d’un drap. Ma main poussa un pan de couverture, et je remarquai que je pouvais le soulever. Sans même regarder quelle charge pouvait bien nous préparer la jument, j’agrippai Samantha et la tirai avec moi sous le tissu. Un espace insoupçonné s’y enfonçait. Nous nous engageâmes dans un boyau de coton. Je pouvais marcher normalement tandis que ma compagne se pliait, son visage sérieux relevé vers le prochain pli.

Soudain, je remarquai sa main vide.

— Mais où est ton fil de Phoneutria ?

Elle ouvrit la main, observa la mienne d’où naissait le lien soyeux et éthéré qui s’évaporait après quelques centimètres.

— Oh shit ! eut-elle pour unique réaction.

— Mais comment comptes-tu revenir si tu n’as plus le fil accroché ?

— Bon, okay ça va, Spiderman. On verra !

Nous continuâmes en silence. Je gravis soudain une inclinaison très lisse. Si lisse que je dus me cramponner à une espèce de remblai qui faillit se déchirer tout en haut. Je me stabilisai au-dessus en même temps que Sam et considérai cette surface colorée. Une grande fresque y était dessinée. On y voyait une femme sombre aux cheveux tressés, qui ressemblait beaucoup à ma compagne. Elle dressait un poing serré devant un visage déterminé. Une lame acérée d’un jaune sale sortait de la base de ses phalanges. Un texte enluminé couronnait le dessin, mais je ne parvenais pas à la déchiffrer de mon point de vue.

— Sam The nightmare killer, dit Samantha. C’est quoi, ce bullshit !

D’un geste brusque, elle saisit le remblai et le souleva d’une dizaine de centimètres. Cette pente ressemblait désormais à un immense livre dont elle ouvrait à peine la lourde couverture. « Nouvelles aventures de Sam, The nightmare killer, suivies d’un comics inédit, Les mystères de la forêt de Pan » lut-elle tandis qu’elle maintenait la page avec effort. La voute de tissu vibra soudain d’un galop qui approchait. Nous nous mîmes à courir. L’impact des sabots créait des renflements dans la fibre qui nous dépassèrent rapidement. Nous eûmes juste le temps de nous détourner quand l’ourlet d’un drap s’enleva du matelas devant nous. Samantha nous ménagea un passage à l’abri d’un édredon. Cette faille dans les couvertures nous mena à une grotte ouverte sur ce qui restait du paysage de cette couche cauchemardesque. La jument galopait à pleine vitesse. Sans freiner son embarquée, elle glissait sa tête entre les draps et les relevait d’un grand soubresaut à son garrot. Elle enlevait le moindre tissu. Les couettes et les édredons volaient au-dessus de sa crinière et se volatilisaient après son passage. Nous n’allions bientôt plus avoir de cachettes.

J’avisai alors le kiosque élancé dans lequel je l’avais rencontrée. Il se dressait toujours aussi doré en haut d’une colline. Samantha suivit mon regard et acquiesça en se jetant dans un pli au bas de la grotte. Notre progression fut interrompue à de nombreuses reprises par l’arrachage du tunnel devant nous, mais nous parvînmes à une nouvelle ouverture à une trentaine de mètres de l’ouvrage. Samantha leva le bras, et je m’immobilisai à côté d’elle. Même si le bruit des sabots s’étouffait sur le tissu, il emplissait l’air d’un battement oppressant. Je croyais entendre mon propre cœur tout autour de moi. Elle guettait la course de la Jument autour de la colline. Elle abaissa sa main lorsqu’elle passa derrière la pente, et nous détalâmes vers le sommet. Alors que j’approchai, je remarquai que le trône avait disparu. Une couche ronde prenait presque toute la place sous le dôme à présent. Nous nous jetâmes sous le lit et rampâmes entre ses pieds dorés pour observer la plaine.

La Jument avait bientôt fini d’enlever toutes les couvertures. En fait de matelas, le sol ressemblait à la chair grise et flasque d’un cadavre. Veiné de noir, ce paysage qui m’avait paru onirique quoique glauque me donnait désormais la nausée. Je scrutai le ciel mat. Rien là-haut ne me laissait espérer que nous puissions à nouveau nous échapper entre les fissures d’une voute comme je l’avais fait avec Théobalde. L’horizon indistinct n’offrait que désolation.

— Bon alors et ce plan, demandai-je à Samantha allongée à mes côtés.

— T’as remarqué le lit, j’imagine.

— Crois-tu que…

— Je le crains !

— Il faudrait pouvoir empêcher cela.

— Tu as une idée ?

— Euh !

— Si la Jument devient la dixième monture, les autres seront perdus à jamais. Sans compter qu’ils chevaucheront tous deux le monde, comme l’a dit ton Dodu !

— Je peux tirer ma Phoneutria jusqu’ici pour la glisser dans ce lit. Mais, même si c’est douloureux, je crois pas que ça aille dans notre sens. Et puis nous n’aurions plus aucun fil pour revenir.

— Et que reste-t-il dans ta besace magique ? gronda Samantha.

— Quelques épeires des bois, une cueillette de cynorhodons, un poème de Gabuchon et des biscuits aux airelles.

— Okay, Blanche neige, on est mal.

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