Puisque la traque à l’ancienne m’avait menée à une impasse, puisque nous ne savions rien de notre cible, il fallait nous en remettre à la science. Si nous allions vers les zones de plus haute pression onirique, nous nous dirigerions sans doute vers le Cauchemar responsable de cette situation. Maromètre en main, nous sommes passées de rêve en rêve.
Des gargouilles réduites en poussière, dont ne subsistait plus qu’une voix…
Un jardin dévasté, Eden boueux, creusé de galeries d’où émergent des taupes curieusement vêtues…
A nouveau les zeppelins, comme figés dans le ciel, et au sol, un affreux banquet d’animaux égorgés, présidé par un homme en masque de cuir, aux bois de cerf…
— Plus vite, dit Ashley, ne nous arrêtons pas près de celui-là…
— Qui est-ce ? demandè-je. Le Roi des Aulnes ?
— Si seulement ! Accélérons, vous voulez bien ?
Nous avons accéléré. Chasse. Explosion. Il se met à pleuvoir des horloges. La lune. Un paysage d’ombres chinoises, où tout est trop aigu et trop net.
— Pourquoi me dévisagez-vous comme ça ?
Je n’aime pas qu’on me dévisage. Surtout quand ce on est un détective dont les yeux percent la chair et les secrets.
— Pardon, dit Ashley. Je m’étonnais de ne pas vous voir d’armes.
Ah. Les gens s’étonnent souvent, se demandent où je les cache, sous mes vêtements, dans quelque arsenal dissimulé au fond d’un cauchemar. C’est qu’il est très difficile de transporter un objet sur une longue distance, dans les rêves. Il est même difficile de conserver les mêmes vêtements d’un bout à l’autre du parcours. C’est à cause de la Loi de Volatilité Matérielle, je ne vais pas entrer dans les détails. Pour garder une arme avec soi, il faudrait un effort phénoménal.
Alors que…
Je me concentre, ouvre la main, et une lance, longue, acérée, manche ciselé de runes, lame de bronze, se matérialise dans ma main.
Ashley émet un petit sifflement : « Des armes lucides. »
Exactement. L’arme qu’il me faut, au moment où il me la faut.
Je desserre mes doigts, et la lance se volatilise. Le moment n’est pas venu.
La forêt s’épaissit. Les troncs se tordent. Une lumière blafarde, puis plus jaune. Un de ces sous-bois où chaque pas se pose dans un piège, où chaque bruit nous fait sursauter.
Des branches qui craquent. Le clapotis d’une mare-cloaque. Des fougères antédiluviennes.
Et je les vois, nous les voyons en même temps : des gouttes de nuit qui jonchent le sol.
Plus de doute sur la piste. Un enfant pourrait la suivre — mais je ne le lui recommanderais pas, car ces traces de ténèbres sont celles de la Première Nuit, celles de la Mère des Cauchemars.
Ici, dans ce cercle de champignons. Ici encore, sur le sentier.
Un satyre, puis une sorte de dryade rachitique, se sont éclipsés de notre chemin, avec d’étranges mouvements, comme au ralenti.
« Mais où sommes-nous ? » muse Ashley, à voix haute.
Ça me paraît clair. Nous sommes quelque part dans les Bois de Pan, une zone que je déteste. Un de ces coins sombres où les yeux des fées sont opaques comme des lames. Un de ces coins vicieux où les cauchemars se déguisent en rêves pour mieux tromper les enfants, leur susurrant que la magie existe, qu’elle n’attend qu’eux, pour mieux leur extorquer son prix de larmes et de sang.
« Pourtant… » murmure Ashley.
Ils viennent en face de nous. Large croupe et boucles épaisses, des créatures entre le hobbit et le faune, mais qui pulsent différemment de leurs congénères, l’une des deux surtout, dont l’aura…
Elle écarquille les yeux, et les traînées noires sur ses joues ne laissent plus de place au doute. Un geste, et le poignard lucide est dans ma main, une lame d’argent, toujours préférable dans les Bois de Pan, le même geste, fluide, car je ne suis pas ralentie, moi, l’arc de la lame, parfaitement dessiné…
« Non ! crie Ashley. Elle n’est pas… »
Alors une torsion — mon poignet — un soubresaut — mon corps entier — et la lame qui aurait dû se planter dans le cœur de la fille ne tranche que sa chevelure.
« … elle n’est pas un Cauchemar. » achève mon détective.