J’atteignis les faubourgs de l’Académie avec soulagement. Je continuai cependant de me précipiter et laissai vite derrière moi les mares des nymphes, les bosquets des satyres ou les hameaux des poètes. Un gnome me pointa du doigt la bouche ouverte, mais je ne m’arrêtai pas à ce détail, car les gnomes ne sont pas doués pour la course, aussi comprenais-je son étonnement. Enfin, les toits des chaumières apparurent entre les arbres et je bondis dans la clairière entre deux vieux passeurs qui s’écartèrent. Le chaume brillait sous le soleil. Les pentes bombées de paille se multipliaient au gré des bâtiments. Les petites lucarnes nichées dans les épais murs m’évoquèrent la multitude des salons, des salles de classe et de conférences de l’Académie et ces souvenirs familiers me réconfortèrent.
Une certaine effervescence régnait sur la grande esplanade centrale. Surprise, je stoppai ma course. Je vis de nombreux passeurs qui accourraient également s’immobiliser de concert au même instant que moi. Un de mes congénères, un semeur de graine sans doute, me dépassa en me regardant avec hésitation puis après quelques pas, il s’arrêta.
— Quelle est donc cette technique de passage ?
— De quoi causes-tu ?
— De cette poudre d’or que tu sèmes quand tu cours. Pourquoi veux-tu créer des passages le jour du château ?
Je me retournai et découvris le léger dépôt scintillant qui s’allongeait dans l’herbe, là où j’avais couru. Sous le regard du semeur, je recueillis un peu de cette poussière sur mon index. Les grains dorés enrobèrent mon doigt et je frissonnai.
— Nous sommes déjà le jour du château ? demandai-je également effrayé par cette nouvelle.
— Évidemment ! Ils sont revenus des poternes. Enfin, pas tous malheureusement. Il parait qu’une Gobaigné n’est pas réapparue cette fois-ci. Cela n’arrive pas souvent mais un ancien m’a affirmé que ça s’était déjà produit une fois de son époque. Alors les cuisines ont confectionné le château à la mûre en son honneur parce qu’elle adorait les mûres d’après ce que j’ai entendu dire.
— C’est moi la Gobaigné ! Oh, il faut que je les prévienne, dis-je prête à me jeter à nouveau vers l’avant.
Je ne pus que lever ma jambe et entamer une marche d’un pas mesuré. J’avais beau pousser mes hanches devant moi, il m’était tout bonnement impossible de basculer dans une course. Le souffle court, je poursuivis vers l’esplanade au côté du semeur qui me lança de petits coups d’œil inquiet toute la fin du chemin.
Nous pénétrâmes dans le cercle des noceurs et nous approchâmes de la table du château. L’énorme gâteau se dressait majestueusement au centre de la batterie des cuisiniers qui distribuaient les assiettes dans une agitation heureuse.
On nous parlait du château dès les premiers jours d’enseignement du passage. Il était la récompense finale de ceux qui maîtrisaient les poternes. Mais il n’était pas que cela. Il représentait les étapes de notre avancement. À sa base s’étendaient les douves de la tête vide. Sur les premiers étages, on retrouvait divers types de rêves éveillés : les fantasmes, les répétitions avant événements, les inventions des bonnes répliques qu’il eut fallu trouver plus tôt. Les cuisiniers aimaient aussi souvent jeter deux à trois tourelles sur les côtés du gâteau pour nous rappeler que nous pouvions mettre notre grain de sel dans le travail des muses et transformer des songes alertes en inspiration artistique. Enfin, tout en haut, ils laissaient dépasser le donjon du rêve qui venait réparer l’âme un peu chaque nuit.
J’observai le formidable ouvrage puis je vis toute ma promotion en rang de l’autre côté des tréteaux. Une nymphe vomit non loin de moi.
« Mais les mûres sont infectes ! » entendis-je crier derrière moi. Je guettai un gnome qui venait d’enfourner une cuillère dans sa bouche. D’abord, ses sourcils se dressèrent d’étonnement, ses yeux prirent un voile d’inquiétude, sa bouche se tordit de dégout et ses lèvres finirent par se soulever comme une vague pour recracher la bouchée.
« C’est immangeable ! », « Mais que se passe-t-il ? », « Maman, je peux plus courir ! », « ça a le même goût que mes pleurotes de ce matin ! », « Martha ! Martha ! Merci les fées, tu es là ! »
Je m’étais recroquevillée sur le sol, mais mon prénom me fit lever les yeux. Sur le rebord d’une pente de chaume, Gabuchon s’était redressé. Ses épais sourcils broussailleux se suspendaient au-dessus de ses yeux éperdus tournés vers moi. Il sauta du toit et se précipita à ma rencontre d’un pas qu’il sembla maudire en battant des mains. Je reculai sur l’herbe, dérapai en poussant sur mes pieds entre les jambes des cuisiniers et me réfugiai sur la table.
— Martha, qu’as-tu ? s’exclama-t-il en s’accroupissant au milieu de la foule qui s’écartait.
— Ne t’approche pas, hurlai-je en me cachant le visage.
— Oh, tes larmes ! Tu pleures de l’or.
Il était déjà trop tard alors je sanglotai à l’ombre de mon abri. Dans le silence, j’entendis Gabuchon ramper vers moi.
— Ne me touche pas, suppliai-je. La Jument me suit, je propage ses tourments. J’ai lâché un terrible amant dans la nature. J’ai corrompu les mûres et les pleurotes. J’ai volé la course et désormais les pleurs. C’est un cauchemar.
— Je vais juste te faire un câlin, annonça Gabuchon de sa voix ronde.
Je sentis son bras entourer mes épaules.
— Je ne veux pas voler l’amour, dis-je avec un sursaut. Je dois mourir.
— Tu ne voudrais quand même pas voler la mort ?
Je le regardai et acquiesçai en ne pouvant plus verser de larmes. Il me serra contre lui et je respirai mieux.
Dans la lumière aveuglante, nous sortîmes de sous la table en nous tenant la main. La promotion des passeurs, les anciens, les enfants, les cuisiniers, tous nous dévisagèrent en silence.