Les premières Ménades sont sur moi mais la lame lucide de bronze est dans ma main, éventrant l’une, tailladant l’autre. C’est vain, et je le sais. Elles sont trop nombreuses.
La folie dans leurs yeux, plus aiguë qu’aucune arme.
Leurs ongles. Leurs talons. Je plonge, et frappe, et taille encore. En vain. Leur chair est une marée qui m’engloutit. Elles m’empoignent, me piétinent, m’écrasent.
Et bien sûr, mon dispositif de réveil d’urgence se déclenche. Je suis allongée dans mon propre lit, le souffle court, indemne.
… Non ! Je suis allongée sous le flot des Ménades et elles dansent sur mes os leur gigue frénétique.
Je déglutis. Je respire. Je suis, évidemment, dans mon lit. Je vois les affichages LED de mes cadrans, et…
Non ! Une Bacchante empoigne mes cheveux, tord ma nuque, et m’envoie son genou en pleine figure.
Du calme, Sam, du calme. Tu es dans ton lit. Tu t’es réveillée. Tu es sortie des cauchemars.
Mais ma mâchoire me fait un mal de chien, et les servantes de Dionysos me déchirent comme des panthères, et je vois couler mon sang.
Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
Là où rêve et réalité n’ont plus prise…
Je suis chez moi, à Seattle, en plein dans la réalité. Pourquoi, alors… des dents se plantent dans mon épaules, et des mains fortes me saisissent, et mes armes gisent au sol. Mon pouce, violemment retourné, se brise, et la douleur… Je tombe… Martha crie…
Voilà ce qui se passe. Le Syndrôme du Croyant. Martha croit que je suis blessée, que je suis à l’agonie, elle croit que mon corps est là, et du coup…
Non. Mais je tombe, et le piétinement des Bacchantes hurle à mes oreilles, et mon corps n’est plus que souffrance, et je flotte.
Je flotte. Je n’entends plus la voix de Martha, les imprécations des Ménades. Je ne sens plus les coups, ni la douleur. Je ne vois pas non plus ma chambre, mes écrans. Je ne vois rien. Je dérive doucement dans les ténèbres.
Je vois les étoiles. La Voie Lactée. Corona Borealis. Les voix que j’entends à présent ne sont plus celles de cauchemars, ni de mortels. Un grand visage de femme sous la couronne d’étoiles. Il me semble que je devrais savoir de qui il s’agit.
Tu vas avoir du mal à esquiver les Grecs, Sam.
Je me sens toute drôle, légère, je glousse. Je vais être renvoyée nue, comme Gandalf dans Le Seigneur des Anneaux. Je glisse dans une barque sur la Voie Lactée, les lèvres de la femme des étoiles remuent comme si elle me parlait, et je ris : « Je vous préviens, je refuse d’être appelée Samantha la Blanche ! »
Et c’est à ce moment-là que je réalise qu’en fait de Voie Lactée il s’agit d’un titanesque faisceau de fils d’araignée ! Mon corps se cabre, comme électrisé.
Sursaut hypnique, pense la partie la moins droguée de mon cerveau.
« Vous ne comprenez vraiment rien aux Araignées, commente l’Immortelle stellaire. Ce n’est pas grave. Il faut y retourner, à présent. Le Titan enchaîné connaît le chemin. Il ne peut plus l’emprunter, mais il peut vous l’ouvrir. Les Araignées feront le reste. Elles sont de mon côté, pas du bord de l’ennemi. »
Je tombe, lentement, ralentie par les plumes, non, ralentie par la Toile, je rebondis et rebondis, légère et molle, alors que j’ai toujours été — aïe. Dure, la pierre. Froide sous mes os.
La douleur est de retour, et avec elle la voix de Martha : « Vous êtes là ? Vous êtes réveillée ? »
Ce serait plutôt le contraire, malheureusement.
Puis elle demande : « Vous pensez que vous allez boîter ? » avec quelque chose comme de l’espoir. Ça me met assez en rogne pour que j’ouvre les yeux.