Tout commence par un mail intitulé « piano fabriqué par l’arrière-grand-père ». Le corps du texte se résume à un lien qui mène vers un résultat de recherche d’images sur Google.
Le message vient de mon frère Laurent qui aime à entretenir la mémoire familiale avec une pointe de devoir orgueilleux. Les photos de piano s’enchainent sur cette page et le titre de la première s’avère être F Saimond* — Vale Pianos. Un clic sur le lien me mène vers le site d’une boutique du Worcestershire — comme la sauce — et m’apprend que le piano a été vendu. Pourtant l’image demeure et le protège clavier révèle bien la mention F. Saimond Paris & London en belles lettres dorées.
— Tu crois vraiment, demandé-je en réponse. F pour quel prénom ? C’était pas Auguste ?
Il ne m’en faut pas plus pour me jeter à corps perdu dans les méandres d’Internet qui peine pourtant à illuminer nos recherches de sens et de merveilles, tant il est devenu un grand supermarché. Je trouve de semblables pianos puisqu’ils ont été en vente à un moment ou un autre, à droite et à gauche de l’Europe, en Angleterre à Wolverhampton & même aux États-Unis.
Une réponse arrive :
— Je ne crois pas, je suis sûr. Magasin au 51 rue Vivienne Paris. Et toi, il te reste les diapasons, il me semble. C’est lui qui avait acheté à sa construction l’appartement rue Dunkerque. Il a perdu toute sa fortune aux courses.
Le petit étui en cuir rogné par les ans, qui contient effectivement les diapasons de mon arrière-grand-père, repose sur les étagères conçues elles par son fils dont le prénom commence bien par un F. Je me rends compte que la rare initiale F représente peut-être Fabrication. Et le fabricant de pianos est sans doute bien Auguste.
Nouveau mail entrant !
Un nouveau lien :
https://www.lieveverbeeck.eu/Paris_fabricants_arr2.htm
Et une note de mon frère disant « tout en bas de la page ».
La longue liste d’adresses sur les commerces parisiens de cette époque me confirme donc le prénom d’Auguste dont je vois bien le visage puisque j’ai commencé à numériser et rénover des photos de lui. J’en profite pour envoyer une merveilleuse image de nos aïeux par retour de mail.
Dans un décor imitant la nacelle en osier et les câbles d’un ballon dirigeable, se tiennent Auguste et Marie Durécu, de son nom de jeune fille, avec des mines sérieuses, presque tristes, peut-être de se prêter ainsi à la mascarade. Cette photo parait improbable tant elle fait cliché de l’époque. Peut-être a-t-elle été prise à l’exposition universelle de 1900 ?
51 rue Vivienne, en voilà une belle piste pour continuer mon errance sur la toile. J’apprends que l’Académie Julian se trouvait à la même adresse dans un appartement à l’étage et qu’elle était un des seuls ateliers à accueillir la pratique artistique de la gent féminine à l’époque. Mais j’ai beau essorer dans tous les sens les recherches d’images autour du numéro de rue, de ce studio d’artistes, je ne trouve pas l’image fantasmée qui présenterait la devanture du magasin de mon arrière-grand-père. Non ! Tout de même, soyons réalistes, le monde ne dispose pas de son double multitemporel sur les serveurs du réseau.
— Oh merde, incroyable, répond Laurent, après réception de la photo.
Je suis contente de mon coup, pourtant les investigations du soir vont s’interrompent ici si je ne trouve pas de quoi rebondir. Je reviens donc aux fondamentaux. J’ouvre le moteur de recherche tape « F saimond -simon », sinon les résultats se troublent de beaucoup de Simon. Les bots, qui ont bien parcouru le texte du net, m’orientent vers un document PDF, l’édition du 29 janvier 1910, du journal L’intransigeant qui traine dans un recoin du site gouvernemental de la direction régionale et interdépartementale de l’environnement, de l’aménagement et des transports. Quelque part sur ces quatre pages de petits caractères se trouvent le nom de mon grand-père. Les titres sérieux qui traitent des inondations à Paris expliquent la raison de son archivage sur un tel serveur et ralentissent ma progression. Saviez-vous que tout un quartier aux abords de la gare Saint-Lazare s’était écroulé alors ? Ou bien qu’aux Champs-Élysées et à la place de la concorde, l’eau envahissait tout ?
Intéressant, mais moi, je m’efforce de trouver l’article qui inclut F Saimond. Les bots ont reconnu les mots, mais pour une raison qui m’échappe la recherche de texte n’est pas disponible. Enfin, les informations qui se dérobaient entre mille faits dépassés depuis cent-treize ans, apparaissent sur la troisième page.
Le match Paris Nord sera joué mardi 8 février (mardi gras) au stade de Colombes.
L’équipe de Paris vient d’être ainsi composée.
But : F Saimond (Racing club de France).
[…]
Cet encart m’offre une nouvelle piste fort prometteuse qui me permettra de jouer un peu plus longtemps à imaginer que cette recherche participe d’une enquête digne d’un bon polar. Un petit détour sur le site du Racing Club de France ne m’apprend rien de particulier si ce n’est qu’il existe encore et que son histoire remonte effectivement aux débuts du vingtième siècle. C’est la requête 1900 « Racing Club de France » qui m’emmène tout simplement sur la page Wikipédia lui étant dédiée. Comment n’y avais-je pas songé ?
Le fil se déroule alors soudain très vite et très facilement, comme si après avoir pesté des minutes durant, sur un écheveau emmêlé, les différents brins se libéraient pour mener à l’ultime début de la pelote. Point de tricot au bout, mais le but, les cages de but gardées par mon grand-père, F Saimond.
Une photo illustre l’article de l’encyclopédie participative. Pourtant, je doute, je m’interroge. Ce jeune homme à l’air rieur et niais qui ne correspond en rien à l’image que je me fais de mon grand-père, est-il F. Saimond ? Je le crois car je connais de nombreuses photos de lui, mais je l’envoie à Laurent en lui demandant s’il reconnait quelqu’un sur le cliché.
Cette photo a été prise par l’agence ROL en 1909. Et que me dit Wikipédia sur l’agence Rol : 82 000 photographies sont accessibles en ligne sur le site Gallica (période 1904-1936). Tout devient plus simple quand l’on sait ce que l’on recherche. Mes critères sur le site d’archives d’images de la bibliothèque nationale de France : année 1909 avant ou après, agence Rol, football. Plusieurs clichés font des candidats potentiels et plusieurs révèleront le visage recherché.
Sur la photographie la plus claire, prise alors que le soleil se perchait au zénith, sur le visage d’un jeune homme qui se tient debout au milieu du rang, je retrouve la bouche étroite de mon père, le début d’un nez pas tout à fait symétrique qu’il lui avait aussi légué, peut-être même l’arrondi vénérable des oreilles de mon fils.
Entre-temps, Laurent a confirmé : tout à droite, Fernand Saimond.