Quelques heures et un sursaut hypnique plus tard, me revoilà au carrefour. Ça na l’air de rien, mais la faculté de reprendre un chemin onirique à l’endroit précis où on l’a quitté est une des plus difficiles à acquérir. Ici les ellipses sont des chausses-trapes où se faufilent les cauchemars les plus pervers.
Autant m’engager sur la voie du milieu. Rien de Grec pour l’instant, pas de Sphinx en vue, ni de vieillard qui ressemblerait méchamment à mon père. Le chemin caillouteux s’encaisse entre des falaises calcaires, se referme sur moi. Si mon ennemi s’imagine qu’un cauchemar claustrophobe peut m’arrêter, il ne sait vraiment pas à qui il a affaire. Je marche maintenant sur une moquette démodée, dans un couloir aux murs blancs, avec des portes de part et d’autre. Des pas approchent en face de moi, une femme entre deux âges apparait, s’arrête net en me voyant, baisse les yeux sur son propre corps, et s’enfuit en glapissant. Elle est nue des pieds à la tête.
C’est donc dans cette zone de cauchemars que je suis. Pathétique. Je ne baisse même pas les yeux. Mon programme d’auto-persuasion est beaucoup trop têtu pour que je perde mes vêtements, à aucun moment.
Les portes se fondent petit à petit dans les murs, les parois s’incurvent et s’assombrissent, le couloir devient boyau. Les sons, toujours rares, toujours signifiants ici, se répercutent sur de longues distances. Un clapotis lointain, non, des gouttes qui tombent, très espacées, très lentes, très lourdes, plic, ploc, presque solides.
Je me tiens maintenant dans une grotte aux voûtes tortueuses, aux lianes de pierre. La goutte que j’entendais tombe d’une stalactite vers sa jumelle d’en bas, plic, ploc, d’ici à quelques millénaires elles se rejoindront en colonne gracile. Elle s’écrase et son fluide déjà s’épaissit de calcaire, se fige, et — bon sang, un cauchemar hypnotique, et je me suis fait avoir comme une débutante ! Je ferme les yeux. Plic, ploc, pliiiiii… Easy peasy.
Mais autour de moi la grotte se déploie, inchangée. La goutte d’eau, la goutte de pierre, est toujours là, figée en plein vol, comme moi.
Bon. Je ne suis pas en danger, pas vraiment, pas en danger de mort. Mon dispositif de réveil d’urgence ne m’a jamais lâchée, c’est la première chose qu’on acquiert, dans ma profession. Je suis en danger d’échouer, cependant, et je n’ai jamais échoué. Calme, Sam. Tu n’as pas besoin de te réciter un mantra, pour ça, comme Eva ou comme le Dr Nightwalker. Tu es calme parce que tu es toi.
Si jamais une telle chose vous arrive, et que vous vous retrouvez figé dans le Monde des Rêves, n’allez pas penser à Méduse — elle arriverait, elle passe régulièrement dans le coin — ni à la femme de Lot — vous vous retrouveriez dans la zone des cauchemars bibliques, à base de tourments pour vos péchés et de châtiments divins — non, revenez aux fondamentaux. Le Saute-Rêve de base. L’Assonance onirique.
Evidemment, ici, j’avais peu de matière. Les minéraux ne sont pas les plus propices aux Assonances. Grotte. Concrétions. Stalactite. Stalagmite. Silence, immobilité… non ! Goutte. Goutte d’eau de pluie. Goutte de vin. De sang qui perle sur la peau. Perle posée sur la lamelle d’un microscope, dans un laboratoire, non, un bureau… Qui donc se penche sur ce microscope ?
Et ça y est, la goutte se brise sur le sol, je suis libérée de ma prison, mais à mes côtés — visage aigu, sourcils froncés, long manteau ridiculement seyant — se tient le détective.