Maman,

Je m’en vais. Tu n’en seras pas surprise, tu connais bien les signes, la façon dont notre coquille pousse pour nous séparer du monde que nous allons bientôt quitter.

Je ne te dirai pas sur quel navire j’embarque, ni sur quelle route.

Mais je devais t’expliquer, pour que tu comprennes, et me pardonnes.

Tu sais que je n’y arrivais plus. Sortir de la maison était une épreuve dont l’horreur ne diminuait jamais. Vous pensiez que c’était à cause des regards portés sur moi, de pitié ou de mépris ou de soupçon, difficile de dire lesquels étaient les pires. Vous me disiez : les regards passeront, ils finissent toujours par passer.

Mais c’était autre chose qui me saisissait aux tripes chaque fois que je passais le seuil de la maison — des pinces de homard qui serraient mon ventre, une chitine qui recouvrait mon cœur, et je ne pouvais plus respirer, je ne pouvais plus que paniquer. Pas à cause des regards. A l’idée de le croiser lui. L’homme que je ne nomme pas, qui ne mérite plus de porter un nom, et surtout pas un nom comme le sien.

Rien que de l’écrire, mes mains se raidissent d’horreur. Savoir qu’il est là, qu’il pourrait traverser la même rue que moi, poser les yeux sur moi, bien à l’abri de son arrogance et de son statut… Le croiser lui, l’homme qui m’a fait cela. Je ne peux pas. Je préfère ne plus jamais sortir. Je préfère partir loin de vous pour toujours.

Ne montre pas cette lettre à Marla, s’il te plaît. Elle m’aime comme une sœur, mais elle est amoureuse et heureuse, elle ne peut pas comprendre. Elle dit que c’est une question de volonté, qu’il faut que je sois forte, que ce n’est pas à moi d’avoir honte.

Mais ce n’est pas la honte qui me tétanise. C’est l’horreur. C’est le souvenir. C’est lui.

Toi, Maman, tu comprends. Et je suis tellement désolée de te faire ça, que tu perdes ta fille après avoir perdu ton père et ton frère. Je ne suis restée que pour toi. Je ne peux plus.

A toi, rien qu’à toi, je dis toute la vérité.

Je te dis ma destination. Attends d’avoir fini ma lettre pour pleurer, pour crier, pour partir en courant. Fais moi confiance. Promets-moi.

Maintenant tu peux lire : je vais vers l’Archipel des Noyées.

Je sais ce qu’elles sont censées être, les libanoï qui terrifient les marins. Pas seulement les esprits des noyées, mais des femmes noyées à cause d’un homme.

Mais pourquoi se seraient-elles regroupées là ? Pourquoi un Archipel ?

Alors écoute ce que je crois. Sur cet archipel toutes ces femmes ont trouvé refuge, les femmes qui auraient pu se noyer à cause d’un homme, qui ont peut-être essayé de le faire. Les filles enceintes chassées par leurs pères, celles qui ont été réduites à la prostitution, celles dont on a brisé le cœur, celles à qui on a appris qu’il valait mieux périr noyées plutôt que de se déshabiller, et toutes celles qui — toutes celles comme moi.

Je crois qu’elles vivent là, libres, ensemble, et que les libanoï ne sont là que pour effrayer les marins. Pour qu’elles aient la paix.

Pour que j’aie la paix.

Pardon, pardon, maman. Si j’ai raison, je te promets de t’envoyer quelque signe.

Ta fille qui t’aime,

Junia Andrews-Bellacosta