V. Les quarantièmes rugissants

— Mais il les dévore vraiment à la fin ?

La porte s’ouvrit un bref instant sur la nuit noire et le quai de la dernière rincée balayé par l’écume. Le vieillard et l’enfant interrompirent leur conciliabule dans la lueur de la cheminée. La mère entra avec une trombe de vent et se plaqua sur le battant après l’avoir repoussé, dégoulinante d’eau.

— Alors ? demanda le père qui donnait l’ultime touche à une tourte ventrue sur le bois usé de la table, au bout de la pièce.

— Ils ont dit oui ! dit la nouvelle venue en enlevant sa pelisse détrempée. Dix ducas le fret jusque dans nos entrepôts. Cinq avant, et ils nous laisseront aviser la marchandise et prendront les pertes constatées à leurs charges sur le solde.

— C’est honnête, bien que tout le monde y ait perdu avec leur stupide grève d’honneur !

— Tu aurais vu Marla ! reprit-elle. Elle est faite pour diriger la Compagnie de l’ouest après nous. Elle n’en a fait qu’une bouchée à leur démontrer que bientôt tout Stella Cognita en tirerait ses propres conclusions et qu’eux, ils n’auraient même plus de quoi se payer un retour vers Albaricante ? Qu’est-ce que vous marmonnez tous les deux ?

Le vieillard et l’enfant qui s’étaient penchés l’un vers l’autre sursautèrent à cette remarque tempétueuse.

— Je lui racontai les quarantièmes rugissants, lança l’homme qui reprit sa pipe au bec d’un air de défi.

— Vous auriez pu attendre Marla pour l’histoire du soir ! Vous savez qu’elle aussi elle aime profiter de ce moment !

La porte du quai sembla battre d’un coup, puis deux silhouettes trapézoïdales sous des capes ruisselantes se tinrent dans l’entrée. Sur la première apparut une fine main blanche qui écarta le pan humide et laissa s’en extraire le visage rond et les courbes graciles d’une jeune rousse. L’autre manteau se ratatina tout simplement aux pieds d’un gaillard sombre à tous points de vus, cheveux, teint, habits. Ils s’esclaffèrent d’un rire enfantin, puis s’embrassèrent du bout des lèvres.

— On va peut-être pouvoir commencer ! maugréa le vieillard.

— Oh, grand-père, grand-père, j’ai mené à bien ma première négociation, toute seule !

— Elle a été magnifique ! scanda le jeune homme qui lui avait emboité le pas vers l’âtre.

— Alors, le quarantième rugissant, il dévore les marins, oui ou non ! perça la petite voix de l’enfant au milieu des accolades.

On tira d’autres tabourets. Le père enfourna la tourte. La mère se servit un verre de vin. Les amoureux en profitèrent pour se coller l’un contre l’autre et le vieux loup de mer commença enfin son histoire.

— Moi, je n’ai jamais vu le quarantième, mais par ma barbe, je vous jure que j’ai sans doute vu les vingt ou vingt-cinq premiers, et je peux vous dire que je suis encore étonné d’être là pour en parler !

Les jeunes gens partirent ensemble d’un même râle plein d’exaspération amusée.

— Allez, grand-père, rit Marla, on sait bien ! Viens-en au fait comme dirait maman.

— Vous me laissez raconter ou vous commenter ?

L’assemblée eut une grande exclamation qui trahit la crainte d’être définitivement tenue en haleine et la promesse de se taire.

— J’étais jeune officier sur La Recouvrance. Nous devions gagner le port de Puntacagna au plus vite, car notre chargement était attendu pour partir plus loin encore, vers l’est, sur un autre bateau. Mais cela faisait plus de trois jours que nous étions ballottés entre les longs courants transhémisphériens et la dentelle acérée de la pointe du Diablo negro dont le capitaine Andrews ne voulait surtout pas s’approcher. Je vous ai déjà parlé de la pointe du Diablo negro ?

— Oui grand-père ! récita l’enfant d’une voix fluette. La terrible côte et ses récifs noirs comme le charbon ont perforé plus d’une goélette rapide ou d’un grand vaisseau qui ne s’étaient pas méfiés. Malgré l’absence de falaises ou d’ilots rocheux, d’impitoyables éperons affleurent sous les flots, prêts à vous déchiqueter la coque telles les griffes sales du diable ! Et puis, on dit que les débris des carlingues restés piégés dans les aspérités de cette étrange roche sombre finissent par pourrir et donner cette teinte d’encre à l’eau du cap ! On raconte aussi que les récifs abriteraient des grottes sous-marines dans lesquels de gigantesques crabes…

— Oui, oui, oui, nous parlerons des crabes de pierre une autre fois, veux-tu ? Bref, le capitaine Andrews se résigna à se faufiler entre la côte et les longs courants, là où soufflent parmi les pires vents de toute la côte occidentale. Il s’était accroché à la barre. Il était bien méritant, ce capitaine Andrews, il n’aurait jamais déserté le pont alors même que les vagues grimpaient jusqu’au gaillard d’avant et renversait n’importe quel gars ! Nous avions déjà perdu quatre marins rincés d’un rien comme une chiure de mouette sur la panse trop grasse d’un armateur venu danser au bordel.

— Papa ! gronda la femme attablée à quelques pas de la cheminée.

— Bref ! grogna l’homme du bout de ses lèvres tannées. En tant que second, je n’avais pas abandonné mon capitaine. Je l’aidais parfois à pousser la barre quand la quille et le mât se disputaient le cap entre courant et rafale. Les vagues sautaient même sur la dunette, derrière nous, à la manière de terribles panthères blanches traquant leurs proies. Soudain, il a regardé droit devant dans la nuit vaporisée en écume et il a crié : « Mon Dieu ! Le quarantième rugissant ! » J’étais encore jeune, alors. J’avais toujours pensé que les quarantièmes rugissants indiquaient une zone sur les cartes entre certains parallèles des mers du sud. D’effroyables yeux rouges perçaient le rideau de tempête tout autour du bâtiment. En détachant le bout d’une drisse qui le liait à la barre, Andrews a dit : « Si la quarantième bête monte sur le pont, nous allons tous mourir ! ». Il a brandi son sabre pour s’éloigner vers la proue quand…

— La tourte est prête ! lança le père alors qu’un délicieux parfum de poisson fumé et de pâte beurrée emplissait la pièce.

— À table, les enfants ! ordonna la mère d’une voix sans appel. Et pas de ces histoires pendant qu’on dine !