IV. Boussole détraquée

Journal de bord du Cap. Edwin Horwendillus, dernières entrées, an de grâce 1831

L’Etoile-du-Matin est encalminée depuis maintenant six semaines. Les températures (hier moins 25 degrés Linnæus) continuent de chuter. Les instruments de bord indiquent toujours la même impossible vérité : nous nous trouvons à un pôle magnétique.

J’y crois. C’est la seule explication aux messages cryptiques laissés par les navires qui nous ont précédés : boussole détraquée. Leurs boussoles n’étaient pas détraquées, pas plus que celle de L’Etoile-du-Matin. Je le répète : nous nous trouvons à un pôle magnétique, aussi incroyable que cela puisse paraître à cette latitude.

Perdu mon second hier. Nom ajouté au registre des défunts. Seulement quatre vivants à bord. Mais il y a trois sortes de gens.

Qu’est-ce qu’un pôle ? Voilà la question qu’il convient de se poser. N’est-ce pas avant tout un lieu d’attraction ? Et n’avons-nous pas été attirés ici, comme les autres ? Reste à savoir ce qui peut être assez fort pour générer une telle force d’attraction. Un Cartographe d’une grande puissance le pourrait peut-être, mais —

Je ne regrette pas d’être venu. Je ne souffre pas. J’écris cela pour Griselda et pour mon fils, mais je sais qu’elle comprend, elle est sage entre les sages. Je ne regrette pas, car j’ai vu des étoiles plus vives que nulle part ailleurs dans le monde, et j’ai vu.
J’ai vu des terres vastes comme des dieux ou des dieux vastes comme des terres, je sais qu’on peut marcher sur leurs épaules de géants, je sais où les fleuves prennent leur origine, où le monde prendra sa fin. Je sais tout cela, et je n’ai pas peur. Plus qu’un vivant à bord, mais il y a trois…

Rapport du Lieut. Rosengern

Le journal de bord du Capitaine Horwendillus prend fin le jour de Jupiter, le 21ème de troisième de l’an de grâce 1831.
La coque de L’Etoile-du-Matin porte des marques d’exposition à des températures glaciales telles que l’indique le Capitaine. Les vivres restants à bord étaient en partie congelés. Aucune trace de lutte n’a été constatée. Rien n’indique que le navire ait pu subir une attaque extérieure ni une avarie sérieuse. Les instruments de bord, y compris la boussole terrestre utilisée par le Cap. H. en complément du compas réglementaire, semblent parfaitement fonctionnels.
Le registre des défunts concorde avec le journal de bord. Tous les noms des membres d’équipage y sont portés, à l’exception de celui du capitaine.
Aucun corps n’a été retrouvé à bord. Ils ont pu être précipités à la mer selon le rite des marins. Aucune trace non plus du corps du capitaine. Seul à être retrouvé : un fragment identifié par le chirurgien de bord comme l’orteil gelé d’un homme d’âge moyen.

Addendum

La phrase cryptique que note le Cap. H. à deux reprises pourrait être une référence à l’affirmation d’Anarcharsis (le capitaine et son épouse étaient lettrés et lisaient les langues des Anciens) : Il y a trois sortes de gens : les morts, les vivants, et ceux qui sont en mer.