Il dort et il songe, dans les profondeurs.

Il repose parmi les créatures que le soleil n’a jamais effleurées, leurs peaux lisses et pâles, leurs corolles subtiles, leurs rameaux translucides.

Dans ces abysses ténébreux, les lois astucieuses d’Anacharsis cessent de s’appliquer, tout est vivant d’une vie silencieuse qui ressemble à la mort, l’animal et le végétal s’enlacent et se confondent.

Nulle loi : le temps lui-même se défile et se trouble, si loin du jour qui le divise, des machines et des hommes qui le comptent.

Nulle loi, sinon la sienne.

Mais il dort, et il songe. Parfois il accorde une faveur à quelque libanoï intrépide, à quelque ambitieuse humaine, et s’il avait une bouche, elle se tordrait dans ses rêves en un sourire.

Il dort et pourtant ses songes s’agitent et se rétractent. Ses tentacules s’enroulent autour de lui, un grand nid de serpents qui sifflent sans un son.

Qu’est-ce qui a pu changer, en ce lieu immuable ? Aucune guerre, aucune tempête ne descend jusque-là. Les épaves elles-mêmes ne sombrent pas jusqu’au fond de ces fosses avant d’être changées en poussière ou en roc.

Cependant il ouvre les yeux.

Là-haut, sur une crête d’écume sanglante, Marla et Junia joignent leurs mains impuissantes. Elles ont rejoint Altéra, certes, elles voient son sillage, elles comprennent les sacrifices terribles qu’elle a accomplis — mais que peuvent-elles face à son implacable volonté ? Elles peuvent la suivre — mais l’arrêter ?

Combien de temps avant qu’un vent mauvais, un insidieux courant, ne les jettent à leur tour sous l’étrave, et que leur sang se mêle à tous les autres ?

Junia tente en vain d’attirer l’attention du spectre à la veste galonnée de brume. Tout à la manœuvre, le capitaine déchu ne l’a pas aperçue. Quand bien même il la verrait, comment reconnaîtrait-il la fille de sa fille en cette créature d’ailes et de griffes, au visage incongru de femme ?

Mais Altéra se retourne, et la voit. Elle, oui, la reconnaît. Elle arme son pistolet, recule d’un pas pour mieux prendre sa visée. C’est à ce moment-là que jaillit le premier tentacule.

Il est si large, si puissant, si épais, que Marla croit voir un orque des Abysses émerger tout entier des vagues, face à la Tartarea Mater. Ce n’est qu’en reconnaissant les ventouses, plus vastes que des hublots, qui se collent à la coque — qu’elle comprend.

Même Altéra vacille. Son coup se perd.

Elle n’est pas femme à gaspiller ses mots : elle ne lance aucun ordre, ne tente aucune manœuvre. Elle sait ce qui s’en vient, et elle attend.

Ceux des bras qui n’enserrent pas le navire s’étendent à la surface comme des langues de terre auxquelles Marla est contrainte de s’agripper pour ne pas être emportée dans le tourbillon. Enfin, le manteau du kraken émerge à demi de l’océan, sa peau disparaissant sous une croûte de sel et d’ombre, d’ophiures translucides et de coraux pourpres, une île montagneuse où roulent lentement deux abîmes oculaires.

C’est toi, disent les tentacules.

C’est à ce moment-là sans doute qu’elles réalisent à quel point Altéra a changé, à quel point elle a cessé d’être humaine — car comment, sinon, pourrait-elle répondre à une telle voix ?

Mais elle a traversé les âges et les océans, elle a transgressé plus de frontières que je n’ose le dire. Elle a connu, déjà, l’étreinte du kraken.

« Évidemment que c’est moi. »

Ce n’était pas là notre accord.

« De quoi te plains-tu ? N’as-tu pas assez de sang pour étancher ta soif, plus de sang que tu n’en as jamais reçu ? »

Le sang, oui… Mais je ne suis pas quelque bête au bout d’une chaîne à qui l’on jette un os. Tu n’étais pas censée m’emprisonner.

« T’emprisonner ? Qui le pourrait ? Allons, il n’y a dans la sphère qu’une petite part de ton essence, la part dont j’ai besoin pour trouver mon cap. »

M’emprisonner… Emprisonner mes songes… C’est la même chose. C’est pire, presque.

Les yeux d’Altéra s’étrécissent. Les bras titanesques qui étreignent le vaisseau ne frémissent pas — leur frémissement suffirait à disjoindre les planches, et même la figure de proue ne saurait l’empêcher. Mais ils pourraient le faire.

« Détruire mon navire ne libèrerait pas tes rêves, l’Ancien. » dit-elle, plus prudemment.

Non…

L’un des tentacules s’agite lentement dans la mer, comme s’il en sondait la composition.

Il y a plusieurs âmes désormais, emmêlées dans cet océan inconnu.

« Si ce sont elles qui perturbent tes songes… » commence Altéra, menaçante. Mais le tentacule s’immobilise et un son terrible emplit l’horizon, les oreilles sensibles de la Junia-ailée, les pavillons brumeux des spectres, et Marla ne peut s’en affranchir en s’immergeant : les résonances se répercutent dans l’eau comme dans l’air, sur l’écume et dans les abysses, en crêtes infinies.

Le kraken rit.

Tu as connu l’étreinte d’Anacharsis et la mienne. Ce n’était qu’un moyen pour une fin. Ce n’était qu’une branchicule à notre accord. Mais qui sait chez lequel de tes descendants mon sang resurgira, en fin de compte ?

Les anneaux de son rire n’en finissent pas de rebondir sur les parois du monde, jusqu’aux tréfonds de l’océan. Ils emplissent les sens de Marla, de Junia, d’Altéra elle-même, jusqu’à ce que rien d’autre n’existe, jusqu’à ce que le silence revienne. La Tartarea Mater est libre dans ce silence, ballottée par les flots, sa coque maculée de grandes empreintes noires.

Il n’est plus là.

Il dort, et il songe. Il repose dans les ténèbres des abysses et les hommes le croient mauvais, lui qui se nourrit de sang. Mais de quoi se nourrissent-ils, les hommes ?