L’océan disparu — ou perdu — de notre histoire pourrait évoquer la magie dérobée à la blancheur de la vague, le silence désolant dans l’aller-retour des marées, l’extinction progressive et inexpliquée des créatures de l’écume.

L’océan disparu était aussi la Terra Incognita. Cette dimension qu’Altéra s’était résolu à s’arroger à l’instant où elle avait inversé le sens de son nom, tout comme elle avait tordu le temps et son âme. Il était ce creux de houle dans lequel elle effectuait ses virements de bord d’une époque à l’autre.

Elle ne faisait plus partie des vivants ni des morts, elle se tenait en mer. Jeune, elle avait navigué grand largue des idéaux durant sa participation à la colonisation des dernières terres de l’ouest, puis au près de la vérité lorsqu’elle avait étudié le secret d’Anacharsis, et enfin toute réalité arrière quand elle avait décidé d’être la première à le trouver.

Comme elle l’avait narré à son neveu, Bastini, au moment de le sacrifier pour en faire son pôle magnétique et le second prix d’Anacharsis, elle avait consenti à s’abimer en mer, prenant le sel pour compas dans la blessure creusée autour de son œil gauche. Le reflet miroitant de cet océan du temps avait dressé un phare de lumière pour qui voulait finir de corrompre son âme pour pouvoir y voguer.

En tant que navigatrice émérite, elle avait très tôt côtoyé les créatures de l’eau. Elle avait ensuite appris à commander aux êtres de l’écume avant de les massacrer dans le sillon rouge sang de son étrave pour satisfaire les monstres des abysses et s’en faire de nouveaux serviteurs plus puissants encore. Ainsi se paya le dernier prix, la première fois que le kraken lui ouvrit le temps. Elle alla converser avec Anacharsis en personne, sur le sable rose des plages du Levant, un millénaire avant sa naissance.

Pour le philosophe, Altéra devint l’amante, la muse et surtout le port tranquille pour des théories confuses qui se muèrent peu à peu en une pratique concrète et permirent l’avènement de la Cartographie même. Leur relation forma le ressac d’une réflexion profonde pour la navigatrice du temps. Elle n’imaginait pas pouvoir parcourir toutes les étapes d’Anacharsis, chaque fois qu’elle déciderait d’aller bourlinguer un peu plus loin, ailleurs, pour poursuivre son impérieuse avidité de destinée. Elle conçut alors la fabuleuse idée d’enserrer la dimension où elle effectuait son virement de bord vers une nouvelle destination dans la sphère unique et parfaite d’une bouteille maîtresse.

Pour trouver à nouveau le cap, elle se trancha la main gauche, généra un pôle magnétique en abandonnant son amant à une créature des Abysses qui le recouvrit de berniques et l’ancra à l’éperon d’une presqu’île, puis convoqua dans le sang de ses serviteurs d’autres monstres des profondeurs qui lui ouvrirent le passage vers ces flots immatériels. Là, à l’instant, où elle vira au guindeau, comme à son habitude, elle déroba un pan de houle sur cet océan mystique. Elle n’aurait plus à se creuser davantage au sel de ses blessures ni à trouver le cap. Accompagné d’un seul équipage de spectres, elle se contenterait de vider l’empire des ondes de ses nobles porteurs de sagesse ancienne, de ses forces surnaturelles, du merveilleux.

Désormais que Marla et Junia avaient rejoint les rangs de cette espèce rare qui ne se détachait jamais de la mer, elles voyaient le massacre, elles comprenaient la douleur, elles entendaient les longs sanglots de cet autre océan perdu par la faute d’Altéra.

Pourtant.

Pourtant, l’histoire d’un vieux de loup de mer, contée au coin du feu, les soirs de gros grain, n’est pas tout à fait perdue tant qu’elle dilate encore d’excitation la pupille d’un enfant. La plainte d’une seule sirène peut sans doute éveiller l’émotion, l’ardeur et la foi dans le cœur des hommes tout autour du globe. Le vol majestueux d’un hôte des embruns inspire toujours autant le poète sur la grève.

Et pour n’oublier personne – encore moins un humble narrateur –, l’esprit des récifs s’emploie sans relâche à porter les légendes aux oreilles des attentifs, des croyants et des amoureux de l’horizon bleu.