« Ne pleure pas, Marla, ne pleure pas… »

Je ne savais plus si le sel de ses joues était celui des larmes ou de l’océan, ou si l’étrange océan dans lequel nous avions abouti était empli de tous les sanglots des femmes, depuis le commencement des temps.

Mais je voyais la souffrance déformer ses traits.

« C’est moi, articula-t-elle, ma faute…

— Je suis vivante ! »

J’avais senti pourtant la vie couler hors de mon corps, j’avais senti la douleur terrible qui brisait mes membres, mais à présent elle se dissipait, à présent je sentais mes forces me revenir, et avec elles un désir nouveau.

« Vivante, oui, disait Marla, mais…

— Ma beauté ! Elle ne m’a guère attiré que des ennuis, par le passé. Je sais gré à la Sorcière de m’en avoir défaite.

— La Sorcière ! » répéta mon amie, et je vis les tempêtes s’accumuler sur son front. Elle ébaucha un mouvement, comme pour se retourner et partir lui demander des comptes. Son corps nouveau décrivit un puissant arc argenté en trouant la surface. Je tendis les bras — les ailes — vers elle. Et je criai son nom : « Marla, Marla ! »

Ma voix était plus forte et plus rauque, avec cette promesse mélancolique que portent celles des grands oiseaux des mers.

« Je ne regrette qu’une chose, lui soufflai-je. Notre séparation. »

A son tour elle tendit les bras vers moi. La houle et le vent nous ballottaient, nous arrachant l’une à l’autre.

« Il faut suivre Altéra ! criai-je encore.

— Je la vois. Mais pourquoi serions-nous, plus qu’avant, capables de la suivre sur son étrange route entre l’espace et le temps ?

— Parce que nous sommes l’espace, nous sommes le temps, Marla ! »

Je montai en vrille vers le ciel, plongeai à nouveau vers elle. A chaque passage nous nous effleurions, nos cheveux, nos lèvres, mes plumes. Pas davantage.

« L’espace, peut-être, mais le temps ?

— Nous sommes toutes les deux des sirènes. Moi, la sirène du passé, celle que décrivaient les Anciens, au temps d’Anacharsis. Toi, la sirène du présent. Du futur, peut-être, celle que chanteront les poètes demain. »

 

Alors les deux sirènes, celle de l’eau, celle de l’air, se lancèrent tourbillonnant à la poursuite de la Tartarea Mater. Le navire d’Altéra poursuivait sa course erratique, et son sillage se teintait de rouge au couchant.

Puis le soleil disparut à l’horizon, et le sillage de la Tartarea Mater était toujours d’un rouge sanglant. Junia interrompit son vol. Marla, à la crête des vagues, recula d’horreur.

L’étrave du navire d’Altéra laissait derrière elle une longue piste de cadavres. Fabuleux alcyons, tragiques demoiselles d’écume, belles cavales des lochs marins, marids et ligées, néréides et selkies, toutes les créatures de l’Ecume, tranchées et massacrées, partout où Altéra passait.

Marla poussa un cri terrible, plongea sous la trace sanglante, et Junia la vit remonter, prostrée sur le corps transparent et mutilé d’une Dame, les grandes baleines de l’Ecume.

 

Car sur le chemin d’Anacharsis, le troisième prix à payer est le pire.