L’Ecume des côtes du jour de Saturne, septième du neuvième mois

HORREUR A BORD

Terribles pertes humaines et commerciales pour la Compagnie du Delta.

A ce jour, on nous rapporte pas moins de sept navires attaqués en mer dans des circonstances dont l’horreur ne manquera pas de saisir nos lecteurs. De l’équipage de ces navires ne subsistent que quatre survivants, tous profondément traumatisés par ce qu’ils ont vécu. La plupart des corps ont été retrouvés noyés, et certains déchiquetés avec une cruauté inhumaine. L’intégralité de la cargaison, pour une valeur estimée à cent cinquante mille livres d’or au bas mot, a disparu.
Nos lecteurs réaliseront sans peine le terrible impact de ces nouvelles, le nombre effrayant de familles endeuillées et ruinées. Nous pourrions citer parmi eux certains de nos plus dignes ressortissants, mais notre coeur saigne pour chaque veuve de quartier-maître, chaque fils de marin, chaque petit actionnaire de la Compagnie du Delta.
Deux hypothèses sont privilégiées : celle de pirates qui se seraient emparés des cargaisons d’esclaves, ou celle d’un soulèvement des esclaves eux-mêmes. Certes, les sept attaques ont été coordonnées, mais on pourrait imaginer des intelligences extérieures avant l’embarquement. De plus, l’un des survivants répète sans interruption depuis qu’il a été reconduit à terre : Bois d’ébène, bois d’ébène…
Nous prions, avec tous nos lecteurs, pour son rétablissement et pour le châtiment des coupables.

L’Ecume des côtes du jour de Mars, dixième du neuvième mois

BOUCHERIES EN MER : DE NOUVELLES RÉVÉLATIONS

Le rétablissement soudain d’un des quatre survivants jette sur les événements du jour de Saturne une lumière inquiétante.

Celui-ci, un mousse de onze ans dissimulé derrière une écoutille, fait de troublantes révélations. D’après lui, ils ont été abordés par un navire dont il n’a pas reconnu le pavillon : sept dauphins, a-t-il dit, ou sept flèches, ou même sept gouttes de sang ! Ce navire mystérieux arborait une figure de proue spectaculaire, celle d’une sirène aux traits nobles et sévères, à la longue chevelure tressée. Cette sirène était-elle peinte en noir, ou réellement sculptée dans l’ébène, comme le mousse semblait le penser ? Les propriétés de ce bois nous conduisent à douter de cette dernière hypothèse.
Des sirènes ou libanoï, bien réelles, auraient accompagné le navire inconnu, conduisant à leur perte certains marins, précipités à la mer à l’appel des fatales tentatrices.
Enfin, le jeune témoin nous affirme que la figure de proue elle-même s’est élevée au-dessus du pont, que ses tresses ont jailli autour d’elle comme des fouets, s’abattant sur les épaules des hommes tétanisés, et que de ses mains de bois, elle aurait arraché les grilles enfermant la cargaison dans le sous-pont.
Après cela, les souvenirs du pauvre garçon, qui a dû perdre connaissance, ne sont plus que divagations. A la lumière du crépuscule, le bois d’ébène se teintait d’un sang écarlate.De ce témoignage fantasmagorique émerge cependant une question sérieuse. En effet, nous savons tous qui détient le secret bien gardé des figures de proue animées qui ont autrefois défrayé la chronique. La famille Dufort a des comptes à rendre — et ces comptes sont terribles.