VIII. Instruction de la procédure de disparition de Mev A. Onbekend

— Pourquoi avez-vous affirmé que votre grand-mère n’était pas morte ?

— C’est qu’ouma ne me paraît pas le genre de personne susceptible de mourir.

— Vous réalisez, mis Onbekend, que ce n’est pas recevable aux yeux de la loi.

— Mais son corps n’a pas été retrouvé.

— Un an s’est écoulé depuis l’accident, sans nouvelle, et c’était une femme âgée.

— Elle était en parfaite forme physique.

— Donc il s’agit de ce qu’il est convenu de nommer « une intime conviction ». Diriez-vous que vous étiez proche de votre grand-mère ?

— Non, je ne le dirais pas.

— Mais vous l’aimiez beaucoup.

— Non, je ne dirais pas cela non plus.

— Comment définiriez-vous, alors, vos sentiments pour elle ?

— Mon sentiment dominant face à elle a toujours été la peur.

— Pourquoi vous faisait-elle peur ?

— Vous ne l’avez jamais rencontrée, ou vous sauriez qu’elle n’a pas besoin de faire peur. Elle est terrifiante.

— Mais pourriez-vous relater un incident où vous l’avez trouvée particulièrement terrifiante ?

— Et bien… vous savez, sa collection de bouteilles.

— Je sais. Elle figure dans l’inventaire après décès.

— Quand elle me les a montrées, la première fois, j’avais huit ans. Je lui ai demandé : « C’est une collection de bouteilles-à-la-mer ? » et elle a répondu : « En quelque sorte. » avec ce sourire en biais qu’elle avait, fascinant et inquiétant.

Mais j’ai froncé les sourcils : « Ce n’est pas très gentil, ouma. »

Elle a éclaté de rire. C’était sa réaction habituelle aux reproches comme aux compliments. J’étais déjà obstinée, à huit ans, et j’ai poursuivi :

« Si tu les as gardés, ils ne sont jamais parvenus à leurs destinataires. Et quand on envoie une bouteille à la mer, c’est pour dire quelque chose de très important.

— Tu ne crois pas si bien dire », a souri ma grand-mère.

Elle a saisi l’une des bouteilles, l’a débouchée et en a extirpé le rouleau de papier jauni. Elle l’a déroulé devant moi. C’était une carte.

— Une carte de quel lieu ?

— Je ne m’en souviens pas. J’avais huit ans.

« C’est une carte au trésor ? ai-je demandé, très excitée.

— Mieux que ça. C’est une carte de Cartographe. »

Elle s’est penchée tout près de mon visage. Elle sentait le sel et le tabac, toujours. Et elle a murmuré : « Il n’existe qu’un seul cas où l’on jette à la mer une carte de Cartographe. Et c’est…

— C’est ?

— « Quand le lieu qu’elle représente va disparaître. Quand le monde ainsi cartographié va mourir. »

Elle s’est reculée, toute contente d’elle, et moi, je ne savais pas exprimer ce que je ressentais, ce qui s’ouvrait devant moi qu’un abîme, ce que je peux vous dire à présent : c’était pire. Ce n’étaient pas des individus, mais des terres entières dont elle confisquait le dernier message, le dernier espoir.

— Que lui avez-vous répondu, ce jour-là ?

— J’ai dit : « Alors c’est une collection de mondes en bouteilles. »

— Et elle ?

— Elle a ri.

— Vous savez qu’elle avait rédigé un testament, et que c’est à vous qu’elle a légué cette… collection ? Pourquoi, à votre avis ?

— Par plaisanterie, sûrement. C’est bien la preuve qu’elle n’est pas morte, car elle n’aurait jamais pris un tel risque.

— De quel risque parlez-vous, mis Onbekend ?

—Celui que je les libère.