I.

L’odeur de sandwich au bacon qui imprégnait l’air chaud d’avril était plus dérangeante que la stridulation assourdissante des cigales. Pourtant, chaque insecte semblait produire un bruitage tout droit sorti d’un mauvais film de science-fiction. On aurait cru que les extra-terrestres débarquaient pour manipuler les humains grâce à des ondes psychiques simulées par la création d’un ingénieur son un peu trop enthousiaste. Chaque branchage, chaque feuille, la moindre tige oscillaient sous la progression pesante et maladroite d’une ou plusieurs cigales noirâtres. Quand Amanda Osborne arriva dans la réserve naturelle des bois de Fugate, elle releva rapidement les vitres de sa voiture. Après quelques instants dehors, elle hésita à avancer, tant le vacarme finissait par l’alarmer. Mais, ce fut ce parfum de nourriture associé à l’idée de restes humains qui lui donna la nausée.

— C’est bien un squelette ! dit Pete Andrews, le légiste en chef, lorsqu’il vint à sa rencontre.

— Et c’est quoi tous ces insectes ? C’est dingue !

— Tu n’en as pas entendu parler ? Ils font la une de toutes les matinales depuis des jours. C’est la couvée XIII ou XIX des cicadas. Je ne sais pas de laquelle il s’agit, ici, mais c’est forcément une des deux. Elles cohabitent dans l’Illinois, en ce moment. Il parait que ça faisait plus de deux-cent-onze ans qu’elles n’étaient pas sorties en même temps.

— Quelle galère !

— Tu imagines ! Jefferson était président, alors !

— On n’avait franchement pas besoin de ça pour exhumer le corps.

— Détrompe-toi. Je pense que ce sont précisément les nymphes des cigales qui, en s’extrayant de terre, ont fait affleurer les ossements d’une clavicule à la surface.

— Elles nichent sous terre ?

— Ouais, et comme elles attendent plus d’une dizaine d’années pour ressortir, ça pourrait même nous orienter pour identifier ce squelette.

— Plus de dix ans, tu déconnes !

— Absolument pas. Mais faudrait justement savoir de quelle couvée il s’agit.

— Pourquoi ça ?

— Je viens de vérifier sur Internet. La couvée XIII émerge tous les dix-sept ans et la couvée XIX, tous les treize ans.

— Ça n’aurait pas pu être l’inverse ! N’importe quoi.

Il haussa les épaules et parut décidé à se taire. Amanda le suivit vers la bande jaune qui délimitait une zone carrée, à la symétrie quasi parfaite, dans ce bras de forêt. À cet endroit, derrière la barrière d’un sentier, s’étendait un passage accidenté sous l’ombre nébuleuse du feuillage. Deux techniciens s’affairaient au-dessus d’une terre grise, striée à la manière des champs de maïs, comme précisément à cette époque de plantation dans l’Illinois. Les cigales chutaient des arbres et rejoignaient au sol les amoncellements de mues brunes de leurs congénères. L’odeur de rôtisserie peu fréquentable s’élevait de cet étrange humus. Amanda se troubla d’en redouter le fumet.

D’habitude, elle n’avait rien contre la puanteur. Elle aimait même l’émanation acide et chaude de son compost qu’elle oubliait trop longtemps, dans le petit bac en plastique fourni par la ville. Le constat que n’importe quel dérivé du pétrole parvenait à corrompre, de sa gangue presque éternelle, quelques épluchures en sourde bombe pestilentielle la perturbait tout de même. Ces quelques déchets organiques auraient dû se dissiper sans remous, sans fracas, comme un bienfait ; un peu à la manière de ces os jaunis qu’elle distinguait sous la brosse d’un technicien. Mais elle ne faisait jamais l’effort d’aller fréquemment au container municipal, alors ça sentait l’arme chimique dans sa cuisine.

Dernièrement, elle se répétait souvent qu’elle devait organiser ses funérailles pour ne pas devenir elle-même un écocide. Le mieux aurait été de partir ainsi, sur le sol d’un sous-bois. Elle avait entendu parler de cercueils en carton recyclé. Elle se doutait qu’elle devrait jouer d’autorité pour refuser le caveau en béton qui la séparerait de la terre, comme ce petit bac en plastique jaune du compost, avec dessus un autocollant aux fruits et légumes hilares. Et elle se demandait s’il serait même légal de s’opposer au traitement de la chair par tous ces produits chimiques qui vous offraient un ultime lifting. Elle avait participé à de nombreuses exhumations au cours de sa carrière, et elle détestait que les corps de quelques mois aient meilleure mine qu’elle. Mais elle ne pourrait laisser ces dernières volontés à quelqu’un d’autre ; surtout pas à son ex qui se moquerait d’elle.

Elle craignait cette mort aseptisée. Ainsi, elle n’allait que rarement voir les corps à la morgue pour ne pas endurer cette odeur légale des cadavres ; celle-là même qui est terrible parce qu’on la ventile pour la masquer. Cette absence avait néanmoins une fragrance ténue qui se perchait à son épaule, effleurant soudain ses narines à cause d’un mouvement trop ample des corps ; comme pour rappeler, quand la vie s’agitait, qu’elle se lovait là, insidieuse, silencieuse, invisible, tel l’état qu’elle incorporait, toute disposée à vous prendre, vous ou les autres, quand vous y consentiriez le moins. Elle planait dans l’espace comme la senteur d’ozone avant l’orage. Vibrante, âcre, implacable. Elle l’imaginait parfaitement, blanche et transparente, telle une grande infirmière formolisée qui vous contemplait d’un air mièvre et qui vous jurait que tout allait bien se passer. Elle détestait tout de ces lieux où l’on éteignait les odeurs et la réalité, ces morgues, ces hôpitaux. Elle se remémora le sourire encourageant du médecin qui lui avait annoncé la nouvelle. Il avait affirmé qu’il était fréquent de ressasser ce genre d’idées morbides dans son état. Oui, mais c’est aussi mon métier, connard ! pensa-t-elle.

— Ça sent le bacon, non ? dit David Sanderson, son co-équipier qui avait contourné le périmètre pour les rejoindre.

— Et ça te met en appétit, je parie, lança Amanda.

Il lui jeta un regard en biais et se cala en retrait, les mains dans les poches.

— En fait, tu sais qu’on peut effectivement les manger quand elles viennent de muer et qu’elles sont encore blanches, reprit le légiste.

— Bon, qu’est-ce que tu as sur ce squelette ? coupa Amanda.

— Nous sommes en train de délimiter le périmètre utile. Nous allons prélever l’ensemble de la zone pour effectuer le travail de reconstitution en labo. Mais au niveau des premières constatations, on a un corps emballé dans un sac plastique qui a empêché pour beaucoup la décomposition du cadavre. Mais comme je le disais, mon impression est que la dépouille a dû séjourner sous terre plus d’une dizaine d’années.

— Masculin, féminin ?

— Difficile à dire tout de même, étant donné l’état du squelette. Par contre, on a dégagé la zone autour du crâne et du haut du torse. Le plastique a si bien enveloppé un morceau de tissu à cet endroit, qu’il est plutôt bien conservé. Je vous montre ?

Pete Andrews souleva la bande jaune pour les inviter à franchir le périmètre protégé. Ils avancèrent tous trois jusqu’à la limite d’une cordelette tendue à ras de terre. Le sommet d’un crâne marbré d’ocre apparaissait au milieu d’une corolle de plastique translucide. La vision aurait pu évoquer une grotesque sucette à moitié déballée, si les orbites n’avaient pas tourné leurs trous terreux vers la cime des arbres. Comme au resserrement d’un emballage, au niveau du cou, le légiste désigna un ruban bleu derrière le plastique jauni.

— On ne voit pas bien par-là, mais le sac s’est écarté de l’autre côté, quand on a nettoyé autour, et je parierai qu’il s’agit d’une chaussette.

D’un geste, il demanda l’appareil photo au technicien à genoux à côté du corps. Il l’attrapa, tourna la molette pour faire apparaitre les clichés et orienta l’écran vers les détectives. Sur une vue large, le tissu serré sur un nœud laissait jaillir les pièces roses des renforcements pour le talon et les orteils. Pete fit défiler les photographies jusqu’à un gros plan sur lequel on devinait un motif de nuages rose bonbon sur un fond bleu pâle. Sur chaque nuage était inscrit « lundi » en blanc.

— Ashley Brody ! souffla Amanda.

Les deux hommes la dévisagèrent en silence. Puis son co-équipier se mit à chercher autour de lui comme si la végétation mouchetée de lumière lui cachait quelque fouineur agaçant.

— Tu en es sûre ? Tu te rappelles de ses chaussettes !

Le légiste tendit l’appareil à son collègue d’un geste raide.

— J’en suis quasi certaine, dit Amanda les yeux dans le vague.

— Une vieille affaire ? hasarda Pete.

— On doit tous avoir une histoire comme ça qui nous poursuit. Eh bien, moi je crois que c’est Ashley Brody. Parce que j’étais jeune détective et parce que ces chaussettes m’avaient fendu le cœur à l’époque.

— C’est cette jeune fille qui voyageait en bus de Chigaco à Bloomington et qui a disparue à la gare routière de Pontiac, interrogea David.

— Oui, elle avait fugué pour rejoindre un amoureux. Elle avait laissé une gentille lettre où elle expliquait tout le tralala à ses parents, en disant qu’elle ne serait partie qu’une semaine. On a retrouvé sa petite valise dans un fossé près de la gare de Pontiac. Dedans, il y avait pour six jours de chaussettes. De longues chaussettes ridicules de lolita ingénue ! Ou d’adolescente qui refuse de grandir. Pourtant, elle avait dix-sept ans. Chaque paire possédait un motif coloré différent avec le nom du jour de la semaine. Il ne manquait que le lundi, le jour de sa disparition. J’avais cherché à quoi ressemblait la chaussette manquante. Je m’en souviens bien.

— Bon d’accord, lança Pete, mais on va laisser mon équipe faire son travail avant de conclure à quoi que ce soit.

— Je n’ai jamais dit le contraire !

II.

Amanda avait quitté la zone de fouille et trainait son pas sur les amas de mues qui tapissaient le sous-bois d’une teinte rousse hors saison et de cette puanteur accentuée par la chaleur. Le coin paraissait loin de tout. Le légiste avait continué de parasiter son rapport d’anecdotes sur les cicadas, comme ces dernières le faisaient de l’exhumation. Il n’avait pas pu taire sa fascination pour l’intrigante multiplication des chiffres premiers qui entourait ces résurgences de cigales. Puis, quand Sanderson avait fait une remarque sur le vacarme, il avait repris de son air béat pour déclarer que seuls les mâles stridulaient afin d’attirer la femelle pour l’accouplement. Elle avait alors annoncé qu’elle ferait une petite reconnaissance du voisinage et qu’elle serait tout aussi bien seule. Le froid avec Sanderson, autant que sa démission pour la fin de la semaine, était déjà consommé. Elle l’avait donc laissé rentrer de son côté pour organiser l’entretien avec les promeneurs qui avaient trouvé la clavicule. Il s’était proposé de ressortir le dossier Brody avec ce ton trop tranquille qui entendait calmer l’irrationnel, ce à quoi elle n’avait rien répondu pour ne pas exciter sa hargne, encore.

Elle connaissait tout de l’affaire, par cœur, parce que cette histoire ne l’avait pas marquée, elle l’avait obnubilée en cristallisant tous ces doutes de l’époque. Elle avait toujours eu peur de lui ressembler, à cette gamine, avec son âme de midinette qui l’affolait comme une tare inavouable, alors qu’elle venait tout juste de devenir détective, si jeune, à vingt-cinq ans, pour la plus grande fierté de son père. Elle n’avait eu que quelques années de plus et trop de points communs avec elle pour qu’elle ne juge pas la bêtise de la disparue comme le reflet de sa propre faillibilité.

Ashley Brody, grande, blonde, plutôt jolie, avait été une jeune fille sans histoires, dans une famille gentiment dysfonctionnelle. Les parents avaient tant de mal à joindre les deux bouts qu’ils laissaient leurs deux filles, livrées à elles-mêmes tandis qu’ils cumulaient trois emplois chacun. L’ainée, Ashley, dix-sept ans, veillerait bien sur la petite, Sonia, treize ans. Mais, cette ainée avait semblé plus rêveuse et enfantine même que sa cadette. Elle passait des heures dans les cybercafés à se trouver des idylles partout ailleurs sur la planète, plutôt que dans son collège. Elle se figurait quelque chose de précieux et de patient, de beau peut-être, dans les relations épistolaires qu’elle entretenait.

En fait de réel petit ami transi qu’elle était partie rejoindre à Bloomington, tous les mails retrouvés sur son compte de messagerie avaient orienté les détectives sur la théorie d’un cyberprédateur. Amanda ne se souvenait même plus si on les appelait déjà ainsi à l’époque. Alors que les cafés avaient disparu, les prédateurs, eux, avaient encore de beaux jours devant eux. Les IP des mails de son correspondant les avaient renvoyés à un cybercafé de Pontiac. Mais au-delà des portes de l’établissement, la piste était devenue aussi virtuelle qu’étaient anonymes ses clients.

À cette époque, Amanda échangeait également des messages amoureux et coquins sur une plateforme spécialisée, et elle s’était jugée comme la dernière des niaises à imaginer bâtir une relation sérieuse de cette manière. Et puis, la rencontre avec Dick377, qu’elle avait certes espérée sulfureuse, lui avait laissé plus de bleus et de peur au ventre qu’une jeune femme censée, flic qui plus est, pouvait supporter. Sur Internet, aussi, les mâles stridulaient pour s’accoupler. Elle n’avait pas mesuré l’inconscience de ses actes. Elle avait avorté, puis le déni et les années avaient joué leur rôle de grand laminoir de sa propre estime.

Une cigale voleta vers elle dans un vrombissement lourd et chuta dès l’instant où elle la frôla. Amanda songea que même si cette chaussette était bien la même que celle d’Ashley Brody, les dates ne correspondaient pas. Elle avait disparu le lundi 1er mars 2004, il y avait vingt ans. Pete avait parlé de dix-sept années sous terre pour une des couvées d’insectes. Le compte n’y était pas, à moins qu’elle ne soit morte que plus tard.

Une fraction de seconde, la vibration de son téléphone se confondit avec le bourdonnement de l’air, puis Amanda décrocha l’appel de Sanderson.

— On en a un autre !

— Un autre, quoi ?

— Un autre squelette, à une dizaine de mètres du premier. Ça doit être autre chose que le cas de la petite Brody.

— Okay, répondit-elle froidement.

— Bref, je suis toujours sur place. Et Andrews a réussi à faire venir un spécialiste des cigales qui est déjà là. Attends, j’ai noté ça. Il a dit que les cigales qui sont sorties autour du premier squelette sont des Magicicada cassini et appartiennent à la couvée XIII. Donc, elles auraient passé treize années sous terre.

— Non, c’est l’inverse, Sanderson ! Dix-sept ans sous terre.

— Oui, oui, c’est ça, dit-il dans le froissement de feuillets qu’on compulse. Je te tiens au courant pour le second corps.

Elle raccrocha en enjambant de justesse un tas plus élevé de mues à l’orée du bois, mais l’éventra tout de même du pied. Une odeur chaude et puissante entre le compost et la viande avariée s’envola du monticule. Son estomac prit la même direction vers sa bouche. Elle fit deux pas sur un chemin de terre et vomit tout de son petit déjeuner, aussi brunâtre que les pelures d’insectes au sol. La régurgitation surprise ne changea rien à la nausée. Elle resta pliée, les mains campées sur ses cuisses quand une voix l’appela.

Une femme élancée, vêtue d’un t-shirt usé et d’un mini short, vint à sa rencontre. Elle avait quitté une maison qui tenait de la baraque, à quelques mètres de là. Elle avait été occupée à démonter un des deux climatiseurs accrochés sur le mur latéral. Elle lui proposa de boire un verre d’eau, à l’intérieur, ce qu’Amanda accepta avec soulagement.

Pendant qu’elle ouvrait un placard pour la servir, la détective s’employa par habitude à tout détailler autour d’elle. La femme devait avoir la quarantaine. Elle avait un crâne parfait que sa coupe rase d’un quart de pouce permettait d’apprécier. Elle avait un beau corps également, et des fesses mises en valeur par ce maigre morceau de jean délavé.

L’habitation n’était pas aussi délabrée qu’Amanda aurait pu l’imaginer. La cuisine où elles s’étaient installée, perchées à un comptoir, était même gentillet avec ses petits rideaux fleuris sur la fenêtre et ses vieux meubles repeints d’un jaune lumineux. Plus loin dans la pièce se tenaient des fauteuils accueillants, quoiqu’affaissés devant une table basse, une télévision, un recoin organisé autour d’un ordinateur. Un panneau de liège surplombait le bureau et présentait des photos et des illustrations accrochées par paquets. Sur une affiche, Amanda crut reconnaitre une gravure de cigale blanche sur fond noir. Au fond, deux portes ouvertes donnaient sur des chambres.

— Excusez la chaleur, dit la femme, mais j’ai un souci avec un de mes climatiseurs. Vous êtes encore pâle, vous ne voulez pas vous asseoir sur un fauteuil plutôt.

Amanda acquiesça davantage pour fureter plus avant dans la pièce que pour chasser son malaise. Elle esquiva le meuble trop bas et trop effondré pour détailler le poste de travail et ses affichages. Le nombre 3301, écrit en blanc sous le dessin de cigale, lui évoqua quelque chose.

— Cicada 3301, dit la femme, j’ai adoré relever ce défi.

— Je crois que je me souviens, c’était une sorte d’enquête. C’est vieux, non ?

— Oui, ça a commencé le 4 janvier 2012 avec un message sur le forum 4 chan.

Alors tout lui revint en mémoire. Cicada 3301 avait été une étrange énigme faite de cryptages disséminés sur Internet. Peut-être un système de recrutement d’une organisation gouvernementale ; peut-être un groupuscule de hackers s’amusant sur ce terrain de jeu encore fantasmagorique alors. En quelques jours, une succession de casse-têtes complexes avait été postée sur différents canaux plus ou moins obscurs du net. Elle avait suivi l’histoire, car un gars du service web faisait partie de la communauté qui s’était formée autour du mystère savamment orchestré.

— Et, vous avez été jusqu’au bout ?

— Oui, mais ça n’a rien donné. J’ai envoyé le mail final, et puis rien.

Elle s’esclaffa d’un rire clair qui découvrit de belles dents blanches.

— Cela ne m’a pas empêché de recommencer l’année d’après, et encore les trois sessions suivantes. Des fois, c’est comme ça, on s’entête sur des trucs. Mais ça va, ça au moins, ça ne porte pas à conséquence ! Et puis, moi, Internet, c’est mon métier et presque toute ma vie, alors… Et puis, au final, si ! Ça a donné quelque chose ! Travailler avec toute cette communauté de geeks m’a fait connaitre, ça m’a mis le pied à l’étrier.

— Vous faites quoi ?

— Eh, bien désormais, je suis consultante en sécurité et en sémantique web. Je chasse aussi les tendances. Je fais un peu ce que je veux. Je suis à mon compte.

Les yeux d’Amanda s’arrêtèrent sur une photo de la femme entourée de deux jeunes filles qui faisaient tout à fait penser à la petite Ashley, songea-t-elle.

— Mes filles ! Stella et Déborah, dix-neuf et douze ans. Mais je ne me suis même pas présentée, Ashley, enchantée.

Amanda se navra de sentir ses membres se raidir si visiblement. Elle scruta les traits de la femme, la courbe de son nez court, l’arrondi de son front dégagé, la teinte de ses cheveux. Cela pourrait être elle.

— Ashley Brody ? lança-t-elle en pensant enchainer par une exhibition de badge pour ménager un effet dramatique.

La femme perdit son sourire, puis son corps crispé trahit également son trouble. Amanda attendit.

— Non, Collum ! répondit-elle.

— Collum ? C’est votre nom de jeune fille ?

— Non, celui de mon mari.

— Et, où se trouve-t-il votre mari ? continua Amanda en tirant son badge, cette fois.

Ashley se recula d’abord, comme si elle était menacée. Elle frôla l’insigne d’une main, l’examina, puis dévisagea la détective.

— Qu’est-ce que vous cherchez précisément ?

— Répondez à ma question, s’il vous plait.

— Il s’est tiré, il y a longtemps, avec son frangin, pour faire je ne sais quel mauvais coup.

— Son nom complet ?

— Josh Collum.

— Et quand a-t-il quitté le domicile conjugal ?

— En 2007, je crois.

Amanda calcula rapidement. Sept plus dix-sept, égal vingt-quatre. Couvée XIII.

— Vous permettez que je jette un coup d’œil par-là, dit-elle en désignant les pièces au fond de l’habitation. Je peux obtenir un mandat, mais ce serait plus tranquille de poursuivre cette discussion entre nous deux, comme ça, simplement.

Ashley acquiesça, le visage fermé. Alors qu’Amanda passait la porte, son portable vibra à nouveau. Elle le tira de sa poche et lut un SMS de Sanderson :

Second cadavre, même sac plastique. Cicada Magicicada tredecassini tout autour, couvée XIX, donc treize ans. Pour ce que ça aide ! Je me casse.

La chambre lumineuse accueillait deux lits de part et d’autre d’une large fenêtre. On aurait dit un ancien débarras, troué de belles ouvertures et rénové avec acharnement. Seule la vue d’un bout de climatiseur rouillé, par une lucarne latérale, rappelait la modestie générale de la maison. Amanda repéra facilement les restes de la présence d’une grande fille, partie au collège sans doute, et l’occupation actuelle d’une adolescente plus jeune. Elle passa dans l’autre pièce, suivie de près par Ashley. L’endroit était plus sombre. Une fenêtre, un lit, une armoire et une commode. Sur la commode, un cadre, dans le cadre, une photo. Sur le tirage argentique aux teintes mordorées, deux adolescentes, côté à côte, en jupes, avec de longues chaussettes remontées sur tout le mollet. Amanda attrapa le cadre, examina le motif sur la jambe de la plus âgée des jeunes filles. Étoile filante jaune sur fond noir. Le mot était trop petit pour être lu, mais Amanda savait que ce dessin était celui de la paire du samedi. Elle reposa la photo et se retourna vers Ashley.

— Pourquoi n’êtes-vous pas rentrée chez vous, à Chicago ? Vos parents et votre sœur Sonia ne vous ont-ils pas manqué ?

Ashley pâlit et resta plantée sans rien dire pendant un très long moment. Amanda laissa venir à elle le silence comme le préambule à la vérité la plus inéluctable.

— Permettez que je boive un truc ? finit par demander la femme.

III.

— Je suis Ashley Brody, souffla-t-elle.

Elles étaient installées au comptoir du coin cuisine.

— J’aimerais que vous n’informiez pas ma famille de ma présence ici, ajouta-t-elle. J’ai juste cherché à disparaitre. On ne s’entendait pas vraiment. C’est vieux maintenant.

— Et, Josh Collum, qui est-ce ?

— Un type qui m’a aidé à m’installer ?

— Et où est-il ?

— Je ne sais pas.

— Bon, écoutez, j’ai un squelette qui a refait surface, à même pas un mile de chez vous, avec une de vos chaussettes autour du cou, alors j’aimerais que vous arrêtiez vos conneries !

Ashley but son verre d’une traite et le cogna sur le plan de travail. Elle plongea son regard dans celui d’Amanda, sans rien ajouter.

— Moi, ce que je crois, reprit la détective, c’est que ce squelette n’est autre que Josh Collum. Dispute de couple qui a mal tournée. Ou bien, il vous a maltraité, je m’en fous un peu, pour l’instant. Le truc, c’est qu’il n’y a aucun moyen pour que vous vous en sortiez avec tout ce que je vois ici.

— Je ne suis plus une victime.

Amanda haussa les sourcils.

— Que s’est-il passé entre le moment de votre disparition et son début de séjour sous terre, il y a dix-sept ans, si je ne me trompe pas ?

Les yeux d’Ashley sautèrent vers la chambre rénovée comme un aveu irrépressible. Elle se resservit un verre. Son visage défait poussa Amanda à poursuivre.

— Il vous a séquestré. Dans cette pièce du fond ? Mais elle n’était pas comme ça avant, non ?

— Non, c’était un cellier aménagé en cellule.

— Et ?

— Et j’étais sa femme, quoi. Son…

— Faut se méfier des mâles qui stridulent…

— Pardon ?

— Et vous avez eu un bébé, votre fille ainée ?

Les larmes débordèrent de ses yeux quand elle hocha la tête en avalant à nouveau le liquide qui semblait lui brûler la gorge.

— Et ?

— Et je lui ai fracassé le crâne quand il a commencé à la regarder, rugit-elle. Elle n’avait pas trois ans !

Amanda s’émut d’éprouver une sympathie viscérale pour cette femme qu’elle observait reprendre son souffle.

— Et comment ça s’est passé ?

— D’habitude, j’étais toujours enfermée avec elle, mais la clim’ était cassée. C’était l’enfer ! Alors il a fixé un anneau au mur du salon, ce connard, et il m’a attaché à une longue chaine, le temps de réparer. Quand il s’est absenté, j’ai réussi à atteindre la caisse à outils qu’il avait laissée sous cette fenêtre, le long de la maison. J’ai attrapé une clef à molette. Je l’ai caché entre les coussins du canapé et quand il m’a approché à nouveau, je lui ai défoncé le crâne !

Ses yeux se perdirent dans le vague tandis qu’Amanda se taisait, laissait venir à elle. Il était bon de vieillir, songea-t-elle dans l’intervalle. Elle n’avait plus à se démener sans cesse, en vain. La réalité s’éclairait d’elle-même, sa réalité, y compris.

— D’abord, j’ai été complètement sonnée, mais ma fille était là, à jouer sur le tapis dans l’autre chambre. Je me suis dit qu’il fallait que je lui donne à manger. Alors, j’ai vite emballé le corps avec ce que j’avais sous la main et je l’ai mis dans le cellier. Puis j’ai vu qu’il y avait plein de repas pour bébé. Mais je ne sais pas, j’ai commencé à cuisiner un truc maison avec pas grand-chose et ça m’a ancrée. Je lui ai même fait une vraie compote. Je me suis dit que c’était elle la plus importante, qu’elle était bien là, la seule réalité valable après tout ce temps. Alors, j’ai vécu au jour le jour. Puis, il y avait son ordinateur. Je m’y suis remise et j’ai compris que je pouvais aussi apprendre plein de choses sur Internet, que je pouvais même créer mon métier. À force, j’ai refait surface dans la vie, à l’extérieur. Je m’en fous des circonstances qui m’ont faite mère ! Stella n’a rien à voir avec lui. Quand j’étais jeune, je croyais que je voulais trouver l’amour. Eh bah, je l’ai découvert, mais ailleurs. Il est plus fort, plus grand avec mes enfants !

— Vous avez deux filles… Figurez-vous que j’ai deux cadavres… Vous avez parlé de son frère, non ?

Ashley partit d’un grand rire sonore qui fit couler les larmes sur le côté de ses joues.

— Je n’aurais pas pu fermer ma gueule, moi. Ouais, je vais vous dire, les frères Collum, je leur ai bien atomisé le crâne. Monsieur connard numéro un n’était plus qu’un mauvais souvenir quand, un soir, débarque monsieur connard numéro deux. Je ne savais pas qu’il avait un frère. Mais lui, il devait savoir pour moi parce qu’il s’est pointé et m’a violée, direct. Il a eu l’air de penser, okay, c’est cool, elle est là, soumise, alors autant en profitant vu qu’elle est toute seule. Il ne s’est même pas demandé où était son frère, ce connard !

Elle se mit à rire plus fort, sans plus aucune larme.

— Vous auriez vu sa tête. Je me suis levée, j’ai marché direct vers le placard, sous l’évier, j’ai attrapé la clef à molette. Eh oui, ça ne m’avait pas plus émue que ça de la conserver ! Je suis revenue vers lui. Il était encore tout engourdi et paf, dans sa gueule. Vous auriez vu ses yeux.

— Et…

— Et quelques semaines plus tard, j’ai compris que j’étais enceinte. Alors le « madame Collum », je le mérite peut-être, non ? Ainsi que cette baraque miteuse, que sa caisse et que le fric qu’il gardait planqué dans son lit. Je n’étais pas faite pour rencontrer quelqu’un de bien de toute façon. Je m’en fous désormais de ce qu’il s’est passé, je suis plus une victime. Non, non ! La victime, elle a brisé ses chaines ! Ah, vous auriez vu leur tête à tous les deux. Mais mes filles, c’est toute ma vie !

Pendant qu’Ashley se lamentait dans des sanglots retrouvés sur l’avenir de ses filles, le nom de Collum s’alluma dans la tête d’Amanda comme la réponse à une requête sur un serveur. Elle pourrait vérifier, mais elle en était presque certaine. Les frères Collum avaient d’abord été coincés pour proxénétisme, puis soupçonnés d’enlèvement et de meurtres, mais ils avaient disparu.

Soudain, Ashley se redressa, s’essuya les joues et dévisagea Amanda avec des yeux suppliants. La porte d’entrée s’ouvrit sur une adolescente qui calait serré son sac sur l’épaule dans une attitude déterminée. Elle salua sa mère avec un grand sourire et adressa un bonjour poli à la détective, puis fila d’un long pas sautillant vers la chambre. Elle referma derrière elle. Bientôt, de la musique ronronna au fond de la maison.

Amanda mit la main sur son ventre et songea que durant toute sa carrière, elle n’avait pas eu l’impression de faire une quelconque différence dans la marche des affaires humaines. Elle se remémora comment le chef n’avait pas bougé le petit doigt pour elle, jamais, puis comment il avait même enterré sa plainte contre Sanderson pour la tranquillité du service. Elle repensa à Dick377 et à son ex qui ne s’étaient pas inquiétés d’éjaculer en elle quand, dans les deux cas, elle s’était fait piéger dans un chantage affectif plutôt musclé. Elle se réconforta d’avoir enfin posé sa démission. Avec sa face aussi allongée que son jugement, le médecin avait admis que ça se faisait désormais à quarante-cinq ans passés. De son côté, elle n’imaginait plus comment elle pourrait exercer un métier pareil. Elle avait l’impression d’avoir séjourné vingt ans sous terre à attendre de faire ses propres choix, d’émerger de ses traumatismes et de muer. Elle se leva et alla à la porte pour sortir. Ashley la suivit dans une attitude de zombie.

Dehors, le soleil écrasait les ombres. L’air chaud vibrait du bruissement provoqué par les cigales. La détective, étourdie ou peut-être simplement éblouie, s’avança au hasard jusqu’au coin de la maison. Avec cette odeur, sa nausée du premier trimestre de grossesse était vraiment tenace. Sous le climatiseur, elle aperçut la caisse à outils, la clef à molette visible dans le compartiment du haut.

— Et qu’est-ce qu’elle a votre clim’ ? demanda-t-elle à Ashley qui la collait, prise d’une oscillation étrange.

— Les cigales… Il y en a tellement qu’elles se sont fourrées partout.

— Comme, il y a dix-sept ans, je parie ?

— Oui.

— Alors remerciez, la couvée XIII. Toutefois, avec leurs copines de la couvée XIX, elles ont aussi sorti vos squelettes du placard. Donc si j’étais vous, je me débarrasserais de cette clef à molette et de vos vieilles photos souvenirs. Bonne journée, mademoiselle Brody.

Avec un halètement hébété, Ashley s’adossa au mur et regarda Amanda s’éloigner dans le frétillement odorant de cette journée d’avril.

Quelques notes

L’idée de départ de la nouvelle Cicadas 2024 vient de l’incroyable fait biologique qui veut que les cigales de la famille des magicicadas nichent 17 ans sous terre ! Doublé par le fait que deux familles de cigales sortent en même de terre cette année, dans l’Illinois, entre autres, et j’avais une piste, une envie. Bon, ça m’a obligé à situer l’histoire aux Etats-Unis (ce qui n’était franchement pas ma préférence).
https://cicadasafari.org/

Cette nouvelle Cicadas 2024 fait évidemment référence à Cicada 3301, cette étrange énigme qui ne fut jamais tout à fait éclaircie. Pour en entendre parler de façon éclairée, je vous conseille la vidéo d’Infernet, cette excellente, et néanmoins ancienne, émission de @blastofficiel : https://www.youtube.com/watch?v=Fi58YyvVQdM&ab_channel=BLAST%2CLesouffledel%27info

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