Jetons l’ancre un instant, voulez-vous ? Que je délie les lignes d’encre qui s’emmêlent telles les écoutes au soin d’un jeune mousse malhabile sur le gaillard d’avant de notre récit. Le vent porte tant d’histoires dans nos voiles qu’il risque d’enrouler jusqu’à notre misaine. Alors, prenons un ris.
Moi-même, je me fais l’écho des légendes de l’eau et de sa Terra incognita dans le clapot du port. J’apporte les nouvelles des naufrages dans l’écume qui enveloppe les quais les jours de tempête. Je fais siffler les drisses pour qu’elles content les peines de la piétaille à terre qui a dû abandonner un être cher à l’océan, pour qu’elles chantent le chagrin des amours contrariés, qu’elles assourdissent l’air de la clameur de la vengeance.
Je réside partout où la roche affleure sur les vagues. J’arrache autant de rumeurs que d’échardes à la coque des bateaux. Je me niche aux abords des côtes, non loin de vos ports que vous dérobez à la mer. Comme elle, je revendique les victimes qu’il me sied, les histoires que je désire. Moi qui m’ennuie tant dans ma prison de pierre.
Un jour, c’était un jeudi de septembre, je crois bien, et il faisait fort beau, Altéra Incognita embarqua sur sa goélette la Tartarea Mater, aux côtés de son neveu, Bastini Incogni. Ils quittèrent Stella Cognita, le dernier port de la côte du couchant, en direction de la Terra Incognita, ce territoire blanc de légende niché dans le turquoise de l’océan disparu. Je pourrais vous narrer les formidables aventures qu’ils vécurent et les dissensions terribles qui naquirent entre eux et dont les conséquences vinrent jusqu’à lécher le rivage du continent, mais je n’en ferai rien. Pour l’heure, en tout cas.
Je vous conterai plutôt comment un équipage de moins dans le grand port de commerce sapa la prospérité de Stella Cognita aussi surement que remonte la marée sur le quai.
Sur cette jetée précisément, Bastini Incogni avait juré son retour à la jolie blonde dont le prénom chante l’été, à Junia Andrews-Bellacosta. Je l’entends encore ce malhabile sonnet emporté par une bourrasque. Il lui promettait un foyer autant qu’un mariage, la patience et l’amour. Était-il sincère alors ? Sans doute. Pourtant, il n’espérait point de solde auprès de sa tante, Altéra, simplement l’aventure. Aime-t-on vraiment lorsqu’on impose à l’autre la quarantaine, lorsqu’on le réduit à une maigre amarre ? Les jeunes gens ont besoin de vivre leurs rêves, me direz-vous. Toutefois, tranquillisez-vous, le rêve de Junia n’était pas de se marier ou de l’attendre, éperdue. Malheureusement, avec tant de serments rabâchés dans toutes les tavernes du port, Bastini en avait fait sa promise, sa fiancée aux yeux de tous, un prix, un enjeu, celle que l’on pourrait blesser pour l’atteindre, pour les atteindre.
Altéra Incognita, quant à elle, avait toujours vécu aussi haut que la plume du couvre-chef qu’elle arborait le jour de son départ. Une belle plume d’autruche aussi rouge que ses lèvres lorsqu’elle accordait quelques étreintes au commandeur de la garnison Rodrigue Alfonzino. Diable de femme ! Elle connaissait tout du désir des hommes. Dans les mains d’Altéra, Rodrigue, dont la violence et l’influence faisaient trembler jusqu’à la gouverneuse de la ville, devenait le timide matelot de son corps brun. Je sens que vous aimeriez en apprendre plus de leurs ébats, mais nous ne sommes pas là pour ça, voyons !
Aussi simplement que l’avait fait Bastini, Altéra quitta le commandeur Alfonzino sans un regret et encore moins de sonnet. Vous devinez où je veux en venir ? N’avez-vous pas lu la dernière lettre de Junia à sa mère ?
Rodrigue avait beaucoup souffert. C’était du moins le mensonge qu’il s’était toujours répété. Pauvre garçon dont le père ne lui avait offert que discipline et coup de bâton. Pauvre jeune homme que les émotions à le voir se noyer, sous ses yeux, avaient longuement interrogés. Pauvre commandeur qui aurait voulu qu’on le mate d’arrogance, qu’on le saoule d’étreintes comme l’avait fait Altéra pour qu’il oublie l’étrange jouissance. On se ment facilement lorsqu’on donne des ordres, lorsqu’on exige des sanctions, lorsqu’on les applique soi-même au risque de devoir expliquer certaines tortures ou décès malencontreux.
Junia était le rayon de soleil, trop blond, trop clair, trop pur. Il glissait sur le quai, cet astre du jour, chaque matin, passant devant la caserne. Il était une injure aux tourments des monstres. Il appartenait, disait-on, au jeune Bastini, ce joli brin de fille. Le neveu d’Altéra. La perfide maitresse partie.
Miranda Cognita se trouva fort chagrin de cet incident. Elle se mit en devoir d’agir pour de strictes raisons politiques et ordonna au commandeur Alfonzino de se présenter au conseil pour répondre de ses actes.
C’est ainsi que le simple départ de deux aventuriers pour la Terra Incognita fit chavirer Stella Cognita dans les profondeurs du chaos. Les officiers de la garnison sous l’impulsion furieuse d’Alfonzino prirent rapidement la dernière ville des terres civilisées. Les négoces de La compagnie de l’ouest ou Des épices du continent, entre autres, tombèrent dans l’escarcelle de quelques militaires. Ils noyèrent toute la famille Cognita ainsi que la statue de la Santa dans le port. Les braves gens dérivèrent au milieu de la tornade sans comprendre les raisons de cette perdition.
Les histoires doivent-elles suivre le cap de ceux qui partent ou contempler le ressac de ceux qui restent ? Junia s’est embarquée vers l’archipel de noyées. Elle s’est résignée à quitter son amie de toujours, Marla Matatiske. Cependant, moi, esprit des récifs, je sais tout de cette amitié-là qui ne s’égara pas dans la brume des destins à ce départ, et dont l’épopée est peut-être la seule qu’il vaille la peine de raconter.