Le capitaine Andrews est un marin jusqu’aux tréfonds de son âme.
Des gestes de marin, des pensées de marin, une mort de marin. Et même des rêves de marin. Tels furent toujours ses songes, même à terre, dans le bon lit d’une maison bourgeoise, à Stella Cognita. Il rêvait de naufrages et de tempêtes, de craquements de mâts, de rivages inconnus qui se dessinent à l’horizon, du soleil naissant au matin sur une mer étale. Un songe surtout revenait, celui d’une vague colossale, plus haute que ses mâts, au sommet de laquelle se profilait un vaisseau fantomatique.
Il l’avait fait si souvent, ce rêve, qu’un soir de fièvre et de vin, dans le port d’Albaricante, il l’avait raconté à une vieille cartomancienne. Il ne se souvenait plus de son nom ni de son visage, mais il s’était toujours rappelé ses mots : La Grande Vague, oui, tous les vrais marins en rêvent une nuit ou l’autre. Mais je ne l’avais jamais entendu décrire avec une telle précision. Il faut croire que toi, tu la verras vraiment.
Il l’avait attendue toute sa vie.
C’est cette attente peut-être qui l’avait gardé calme face aux pires tempêtes, face au quarantième rugissant lui-même. C’est elle qui l’avait amené à reprendre la mer, encore et encore, malgré sa fortune, malgré son épouse, malgré sa fille et ses petits-enfants.
Puis il était mort, sans avoir vu la Vague. Elle avait été sa dernière pensée : la vieille l’avait bien eu, en fin de compte.
Alors, quand Altéra Incognita avait interrompu la mort elle-même, il avait cru comprendre. La Vague, c’est dans la mort qu’il la verrait. Le navire fantomatique, ce serait le sien. Et il avait oublié sa fierté, il avait plié devant les ordres de cette femme sanglante. Il faut croire qu’il était marin avant d’être capitaine.Il ne regrettait pas, non. Il avait croisé des bâtiments de tous les âges, il avait manœuvré la Tartarea Mater dans des océans nouveaux, il avait appris à aimer ce navire et cet équipage. La trace écarlate qui les suivait le dérangeait vaguement, comme une douleur sourde, comme un cauchemar à peine oublié. Qui sait si les morts rêvent encore ? Andrews n’avait plus qu’un songe. Il attendait. Il avait le temps désormais.Le kraken avait terrifié certains de ses hommes. Lui-même l’avait considéré avec un certain malaise : il n’était pas sûr d’être exempt de son étreinte, la bête des Abysses existait dans une dimension où se mouvaient même les spectres, ses ténèbres touchaient de leurs vrilles même les cœurs morts.
Mais il avait replongé, sans soulever la vague que sa masse aurait dû susciter, qu’Andrews avait confusément espérée. La fille-oiseau continuait de voler au-dessus d’eux, poussant ses cris étranges. Grand-père, grand-père ! semblait-elle pleurer, et ses cheveux blonds s’agitaient dans le vent. Qui pouvait-elle implorer ainsi ? Le kraken peut-être était l’aïeul de toutes les créatures merveilleuses.Alors l’océan frémit autour d’eux et le monde se renversa.
« A vos postes ! » beugla Altéra.
Andrews n’aurait pas eu besoin de ses ordres, il aurait réagi, par réflexe, et crié les siens. Mais pas cette fois. Cette fois il ne l’écoutait pas, il ne la regardait pas.
Dans l’océan ballotté en tous sens se levait une vague. Verte et violette comme l’abîme, bleue comme la glace et l’écume. Haute comme une montagne, courbée comme l’arc d’un Titan.
Seulement, la Tartarea Mater ne se trouvait pas à sa crête, mais face à elle, dans le creux.
Voile à bâbord ! cria le garçon-fantôme à la vigie, désespérément.
Et elle était là, en effet, glissant sans effort au sommet de la Vague. Un navire translucide avec à sa barre un homme paisible et seul, à cheval entre les mondes.
Abandonnez le navire, ordonna Andrews. Il n’avait pas besoin de porte-voix, pas même besoin de crier. Sa voix soufflait directement aux oreilles de son équipage spectral.
Abandonnez le navire, dit-il encore, sans se soucier des jurons d’Altéra, des larmes de la fille-oiseau, de l’univers renversé.
Les spectres s’élevèrent au-dessus du pont et montèrent, comme une brume tortueuse, jusqu’à l’autre navire, à la crête de la Vague.
Puis le monde explosa.Junia accompagna l’envol des spectres, poussant un dernier cri désespéré. A aucun moment son grand-père n’avait paru la reconnaître. Il s’était envolé, à la tête de son équipage, jusqu’à l’étrange navire de glace et brume, de bois et d’acier.
L’homme qui se tenait au gouvernail de ce navire la voyait bien, lui.
« Griselda ? » demanda-t-il doucement, comme incrédule. Puis il soupira en voyant ses cheveux blonds, ses cicatrices. Il secoua la tête.
« Je vous demande pardon. Mon épouse aimait ces contes, avec des sirènes et des oiseaux de mer au visage de femme. Elle les lisait à notre fils. Mais vous ne lui ressemblez pas.
— Je ne sais plus à quoi je ressemble, avoua Junia.
— A mon guide. » sourit Edwin Horwendillus.
Puis, le monde explosa.
Mais le capitaine de L’Etoile-du-Matin ne s’en émut pas davantage que d’une marée. Il changea de cap, et ses yeux s’éclairèrent. Il la discernait enfin, cette route autour de laquelle il tournait, siècle après siècle, sans jamais être libre de s’y engager.
« Cap au nord ! s’écria-t-il. Au nord vrai ! Stella matutina ! »
Ainsi le Capitaine Horwendillus vogua-t-il enfin vers les étoiles, dans un navire qui n’existait plus, avec un équipage de spectres.
Et Junia, qui savait naviguer, s’envola avec lui.Mais tandis que le navire s’élevait dans le ciel et que les constellations brillaient dans ses voiles, la fille-oiseau descendit une fois encore vers la mer. Ses cris ne disaient plus Grand-père, grand-père ! mais Marla, Marla !
Et encore : Je reviendrai !
Car nous l’avons dit, n’est-ce pas ? Notre histoire est avant tout une histoire de sœurs.