III. Figure de proue
Elle tenait de la femme idéale pour les pirates qui ne n’y regardait pas à deux fois. Ils s’inventaient dans les veines brunes de son essence exotique, la peau parfaite d’une docile paysanne rencontrée sur quelques rivages éloignés. Ils imaginaient derrière ces délicats doigts ciselés, qui dissimulaient une majeure partie de sa bouche, une attitude mystérieuse, un sourire pincé garantissant une belle propension à se taire. Il en allait de même pour cette toison généreuse dérobant la moitié de son regard de braise. Il était en effet tapissé de ces minuscules coquillages orangés qui s’invitent volontiers sur les bois nobles des navires, au fil des traversées – des bernicules irisés, si je ne m’abuse. Si elle n’avait pas mesuré neuf pieds de haut, les plus stupides marins n’auraient pas hésité à s’y accrocher pour palper de ses larges hanches cambrées sur l’étrave et envisager d’écarter cette tige de métal qui s’incrustait dans la sculpture pour délimiter l’ourlet de sa tunique.
Pourtant, cette majestueuse figure de proue aurait mérité un second coup d’œil de la part des rufians qui lançaient l’abordage sur la goélette d’Altéra Incognita. Ils se gaussaient d’abord de voir la capitaine esquiver le combat bord à bord malgré ses six canons. Ensuite, ils ne comprenaient jamais pourquoi, ni comment, le bâtiment masquait soudain ses voiles pour virer comme sur un simple pas de gigue, puis pour leur courir dessus sans même une tergiversation. Ils découvraient alors que cet ouvrage scintillant d’or n’était pas le liseré prometteur du spectacle d’un corps nu, mais un fabuleux harpon qui s’abaissait aux pieds de la statue.
Les rares rescapés d’une telle charge décrivaient une vague d’effroi quand la guerrière de bois se tenait ainsi fière sur cette lance pareille à une frêle esquive et venait fracasser leur coque dans un craquement assourdissant. Certains auraient aperçu sa bouche également rehaussée de dents de métal pour combler un rictus satisfait ou ce bandeau sur l’œil sculpté en lieu et place de cils soyeux sous sa chevelure. D’autres pensaient même entendre un incroyable rot hâbleur ou un cri guttural, ou un ricanement gras encore, lorsque le navire s’éloignait en les abandonnant à leur triste sort. Pour en être l’habile artisane, je sais qu’un tel bruit existait bien puisqu’il était provoqué par un astucieux système d’aspiration de l’eau dissimulé dans la courbe creuse d’une des jambes de Tartaera Mater.
Tartaera Mater. Cette figure de proue donnait également son nom à la goélette de la capitaine Incognita. Quant à moi, j’en suis donc l’armatrice et tiens à ce qu’il en soit fait mention dans cette histoire. Votre dévouée servante, Cibaltine Dufort.