Cette Tchamabe Matatiske n’avait été qu’une mystificatrice, une cartographe moderne ainsi qu’elle aimait à décrier ses collègues. Elle n’avait cessé d’entretenir de longs silences censés communiquer la complexité de son raisonnement et de son savoir. Pourtant, elle n’avait rien su du tout. Très jeune, Margriet Onbekend avait déjà compris que la sphère parfaite qui accompagnait la collection de bouteilles de son aïeule possédait la clef des secrets de toutes les autres. La bouteille océan avait-elle statué pour elle-même du haut de ses huit ans, les poings serrés, essuyant sans fin la rudesse d’un foyer qui ne connaissait ni la tendresse ni la patience. Un foyer riche, opulent, bâti sur le commerce sanglant de marchandise humaine, ancré autour de la terrible figure de sa grand-mère, Altéra Onbekend.

Pourquoi cette dernière lui avait-elle laissé sa collection en héritage ? Alors même qu’elle savait que Margriet ne l’appréciait guère, la redoutait même, alors même qu’elle s’en était maintes fois servie pour la tourmenter, mue par un étrange plaisir malsain. Sous prétexte, qu’elle étudie longuement ses précieux manuels de navigation, elle l’enfermait dans son bureau, à la nuit tombée, pour que la sphère bleue d’encre, qu’elle avait perchée à dessein sur la plus haute étagère, projette ses ombres languides sur les murs, fasse vibrer son obsédante litanie dans la pièce et finisse de la consumer jusqu’à la crise de nerfs. Elle accourrait alors, les bras grands ouverts, feignant l’ignorance, offrant pour une fois un réconfort, néanmoins teinté de condescendance et de moqueries.

Il en faut de nombreuses années quand on grandit au côté d’une parente qui tient votre cap pour comprendre que l’on se joue de vous, de votre santé mentale et de votre existence tout simplement.

— Tu es mon pacte avec le divin, Margriet ! scandait Altéra avec ses airs de magnificence. Tu seras plus grande que la vie même, mon enfant !

Dans ces moments-là, la toute jeune fille croyait encore que la fierté de son aïeule ne savait s’exprimer que par cette exigence implacable, cette dureté qui l’avait abîmée elle-même sur les océans. Il n’en était rien.

Le seul acte charitable qu’Altéra avait accordé à Margriet avait été de disparaitre, un jour. La jeune femme avait pu chasser son cousin et avec lui, les sordides alliances consanguines sous-entendues par son aïeule. « Pour conserver le sang bleu ! », alors même qu’elle s’était octroyé ces risibles titres de noblesse à grands flots de florins. Enfin, dans le silence de la sombre demeure familiale du port de Dorchdam, elle avait pu réfléchir à tout ce qui sonnait faux dans son existence et aussi grinçant que l’écho venu de la sphère.

Elle avait beaucoup étudié les récits anciens, l’histoire de l’avènement du monde moderne, la cartographie. Elle avait déniché cette initiée de l’art millénaire, l’avait hébergé des mois durant pour finir par comprendre, quand celle-ci répéta pour la énième fois que telle bouteille était la « bouteille mer », qu’elle n’avait fait qu’énoncer ce concept sans jamais en rien saisir. Elle l’avait proprement jeté dehors et, elle, n’était plus sortie du tout. Quel besoin d’aller se promener sur les quais quand le bruit des vagues hantait déjà votre esprit, assise à votre étude, entourée de mille endroits capturés dans une collection de bouteilles ?

Une nuit de grand désespoir, elle s’était échappée de l’oppressant bureau et avait couru à travers toute la maison pour s’en éloigner le plus possible. Elle s’était retrouvée dans le grenier qui avait été longtemps son unique lieu de refuge. Tout là-haut, sous les toits aux tuiles colorées, elle avait redécouvert les évocations de ses rares douceurs d’enfance, les poupées que lui avait offertes sa nourrice, Obriacka, à l’insu de tous, les livres de contes qu’elle lui lisait en cachette, le dessin de la sirène et de l’étrange albatros féminin qu’elle avait composé en écoutant ces lectures merveilleuses.

Elle chercha en vain parmi les albums la légende de cette sirène aux cheveux corail et de son amie ailée, puis céda à ses larmes sur le plancher poussiéreux des soupentes alors que le vent commençait à en faire trembler la charpente.

Contrairement à tous les autres, Obriacka lui avait souvent accordé de pleurer. Au son de ses sanglots, Margriet se souvint enfin d’une même nuit orageuse où sa nourrice était venue la réconforter et lui avait narré l’histoire des deux sœurs de lait nées dans la mythique cité de Stella Cognita, un récit que lui avait fait son propre grand-père lorsqu’elle était petite. Lui-même l’avait tenue d’un marin qui se vantait d’avoir nagé aux côtés d’une sirène semblable à celle de ce conte. L’époux d’Obriacka, lui, accordait une autre origine à cette légende. Dans sa version, elle aurait été portée à la connaissance d’une paludière dont le fragile marais salant avait été sauvé de la faillite lorsqu’un magnifique oiseau l’avait enfin asséché de ses battements d’ailes.

« Comme le petit varech l’avait fait en s’arrachant un jour de son rocher, les deux sœurs de lait quittèrent leur étoile connue pour parcourir l’océan du ciel. D’abord pour fuir, puis pour se retrouver. » Ainsi commençait la formidable histoire narrée par un esprit facétieux et regorgeant de créatures magiques, d’une sorcière des mers, de trois caps, de fantômes, de beaucoup de sang et d’une si terrible figure de proue qu’on ne savait pas si elle était femme, vaisseau ou arme de guerre. Cette entité dont le nom signifiait l’inconnu, tout comme le sien, lui évoquait cette grand-mère dont elle avait enfin appris à cultiver la détestation.

Étourdie, ballottée entre la frustration de ne pas trouver d’apaisement dans ce souvenir et cette lancinante insinuation des anecdotes dans son raisonnement, Margriet regagna le rez-de-chaussée sans plus rien voir des éclairs qui blanchissaient d’un coup les pièces noires, sans plus rien comprendre de sa tourmente et de ses larmes.

Elle retira la sphère parfaite de son socle et consentit pour une fois à la tenir entre ses doigts. Elle y plongea son regard avec une forme de défi. La rage et le dégout la dominaient à cet instant. Elle se sentait capable de la secouer tant et plus pour provoquer les créatures des Abysses qu’elle avait toujours imaginées s’y cacher. Elle discerna d’abord un flocon blanc surnager dans le liquide. Mille fois elle avait espéré que cette boule ne s’avère qu’un colifichet fabuleux d’une scène hivernale dont on faisait commerce sur les foires à la fin de l’année. Pourtant, ce minuscule pétale tenait plutôt de l’oiseau. Elle chercha sur la lente vague mouvante quelque éclat de couleur et y découvrit ce point rouge, pas plus gros qu’une tête d’épingle. Demeurait toujours cette goélette plus vraie que nature. Au vu de ses voiles et de son ancre plantée dans les flots, elle semblait prête à virer au guindeau, autour de cette figure de guerrière. Soudain, l’eau s’obscurcit dans la sphère et la pulsation qui l’avait si souvent hantée cogna sur le verre.

Était-ce une injonction, un appel ? Était-ce une mise en garde ? Cette nuit-là, Margriet décida d’arrêter de se terrer dans sa rancœur et sa passivité. Elle contempla l’orbe nichée dans sa paume, la souleva bien haut et la projeta de toutes ses forces dans l’âtre de pierre de la cheminée. À l’instant où le verre se fendit, tout ce qu’il avait pu contenir disparut en même temps que les autres bouteilles volaient en éclats à travers la pièce. Pour se convaincre du vide nouveau, la jeune femme écarta les bris transparents au milieu des cendres. Une cruelle lame convexe lui lacéra aussitôt la main. Le sang coula. Il était sombre, étrangement noir à la lueur du lampadaire à gaz de la rue. Bleu peut-être. L’orage avait cessé. Le heurtoir de la porte d’entrée cogna durement.

 

Il est dit qu’une nuit de tempête, dans le port de Dorchdam, dans la vaste demeure des Obekend, rentra l’illustre ancêtre de cette noble famille. Les voisins chuchotèrent qu’elle avait fini par présenter les traits et le corps d’une femme de son âge. Les domestiques avouèrent que seules sa faiblesse et sa vieillesse l’avaient empêchée d’écharper sa petite fille, que les hurlements et râles de reproches durèrent des jours et des nuits durant. Il est dit qu’elle mourut quelques semaines plus tard.

 

« Enfin ! » aurait ajouté l’esprit des récifs.