— Respire, Junia, pleurai-je dans le clapot de cette étrange crique, sous ce dôme iridescent. Respire, je t’en supplie.

Subjuguer la moitié de l’espèce humaine a eu raison de mon humilité. J’aurais dû réfléchir, ne pas présumer de ma toute-puissance lorsque la sorcière a parlé de raccourcis sous-marins. J’avais déjà accueilli dans mon étreinte un jeune matelot sauté par-dessus bord parmi les premiers bateaux que j’avais croisé. Sous l’eau, sa peau tachetée d’un brun de raisin sec avait eu la translucidité d’un gâteau de riz. Heureux, il me souriait alors que je nageais vers le fond pour lui montrer la splendeur du corail, le festin de couleurs que nous pourrions y faire. Je l’embrassais entre deux brassées et ranimais son œil éteint par son si dur labeur tout en lui prodiguant ce souffle qui lui faisait défaut dans mon autre demeure. Il me rappelait mon jeune frère que j’avais si cruellement abandonné. Lui frétillait d’un autre désir que j’étourdissais par ces merveilles. Je l’avais reconduit sur la grève blanche qui s’étend au pied de terres fertiles, avant le cap d’Orentes. Il avait connu la beauté, il ferait de grandes choses de sa vie. Certes, il avait pleuré, il avait failli se noyer pour de bond quand il avait voulu me poursuivre. Certes, je l’avais assommé pour qu’il survive, mais il n’avait jamais manqué de mon souffle le long de notre périple.

— Respire, Junia ! suppliai-je après un nouveau baiser espéré volatile sur sa bouche passive.

Au-dessus de ses falbalas de tentacules, la sorcière avait glissé vers ce goulet turquoise qui ouvrait la roche au fond de sa grotte. Elle avait désigné l’eau et indiqué que « c’était par-là ». Elle nous avait prévenues, mais j’avais cru mieux savoir. Junia m’avait suivi sans sourciller, son regard confiant dans le mien alors que je lui avais tendu la main. Pourtant, la gardienne de ce portail avait juré que nous ne céderions pas le second prix d’Anacharsis, puisque nous ne le pouvions pas.

J’évoluais dans le tunnel immergé, le bras ancré dans le dos de mon amie. Elle m’aidait d’une brasse malhabile, se faisait docile, s’abandonnait dans mon sillage. Le dédale tortueux semblait nous mener vers les profondeurs de toutes les dimensions. Les parois phosphorescentes poussaient une étrange ondulation vers le centre du boyau. Junia s’agita à mes côtés. Je me retournai vers son visage et déposai mon baiser avec tendresse. Je n’eus pas le temps de comprendre que la douleur me fendit en deux et m’arracha à sa bouche. Je tentais tout pour ne pas la lâcher malgré le déchirement qui se prolongeait de ma nuque à mes reins. La vibration me découpait en deux. Elle agrippa ma joue pour m’approcher de ses lèvres. Je criai, soufflai l’air dont elle avait besoin. Rien ne vint que ce feu le long de mes cuisses, cette torsion à mes genoux, cet effondrement de mes mollets l’un contre l’autre, cet affaissement de mes pieds alors que mes jambes se soudaient. Je ne savais plus que souffrir, et Junia perçait mes épaules de ses ongles avec ce regard terrible d’incompréhension. Sa bouche, sa mâchoire, sa poitrine se contractaient pour ne pas céder à l’appel de son corps. Je me jetai sur ses lèvres. Je poussai mon souffle avec rage et crevai dans l’effort la peau sur les côtés de ma gorge. L’eau envahit mes poumons si profondément que je sus que je ne pourrais plus jamais espérer l’en chasser. La terreur ternit son œil avant que sa bouche ne s’ouvre. Je me cambrai sans plus la voir quand les écailles percèrent ma chair et s’alignèrent sur ma queue. Je tenais sa main, encore. Je tenais sa main.

Je dégageai un peu plus son corps des vagues et le poussai sur l’étrange roche lisse de cette crique scintillante, puis me réfugiai un instant sous la surface pour retrouver mon élément vital. Je surgis de nouveau sur sa poitrine, arrêtai de lui prodiguer mon souffle qui ne faisait que la noyer un peu plus, mais pressai son cœur jusqu’à perdre mes forces et me laisser glisser dans une mare à ses côtés. Sa main blanche y baignait sans le moindre mouvement.

Je ne sais quel impérieux phénomène affole l’âme des hommes quand je chante, mais j’appris alors que je provoquais la pluie avec mes sanglots. Les nuages coincés sous le dôme s’obscurcirent. Le vent fraîchit. Il sécha ses beaux cheveux blonds qui s’emmêlèrent peu à peu sur sa frêle dépouille. Le tonnerre gronda, puis soudain elle se recroquevilla dans un sursaut. Ses jambes tressautèrent, se rabougrirent sur la roche. Ses bottes échappèrent à ses pieds lorsqu’elle bondit vers le ciel, les bras ouverts, les ailes déployées sur ses flancs. Elle s’envola vers la baie. Je plongeai hors de la mare pour la suivre. Je ne la quittai pas des yeux, virevoltai de part et d’autre de la houle naissante que ma tempête avait soulevée, puis perçut dans l’air, et en même temps qu’elle, le sillage de la Tartarea Mater toutes dimensions confondues.

Je levai le bras. Elle me vit aussitôt et fondit vers moi. Le battement de ses ailes agitait la surface. Ses jambes trapues, couvertes d’un épais duvet noir, se terminaient de pattes effilées de sterne. Je tendis les mains vers sa tête. Elle ne put qu’avancer son visage éperdu pour que nous nous frôlions. Je parcourrai sa joue de mes lèvres pour me convaincre qu’elle était vivante, l’embrassai entre mes larmes, puis dû redescendre vers les flots. Nos bouches se séparèrent à la surface.