Fiche-nous la paix, esprit des récifs, et laisse-moi raconter ma propre part dans cette histoire, fût-elle petite.

Celles* qui me cherchent ont trois moyens de parvenir jusqu’à moi. Suivre le sang du large, chevaucher les anguilles d’écume, ou, bien sûr, dessiner une Carte. La raréfaction des Cartographes explique sans doute pourquoi je reçois de moins en moins de visiteuses. Il faut un désir bien tenace pour suivre le chemin du sang ou de la foudre.
Celles-ci disposaient d’une Cartographe, mais j’ai senti leurs tâtonnements et leurs chamailleries : le tracé ne devait-il pas commencer plus loin des côtes, hors de vue de toute terre ? des coraux ne devraient-ils pas marquer ses étapes ? de l’encre de seiche suffirait-elle ou faudrait-il celle d’un kraken ? Mes petites, mes douces, n’importe quelle encre aurait convenu tant que vous aviez sali vos doigts pour vous la procurer. Et cette réponse vaut pour toutes les autres questions.
Pour trouver la Sorcière des Mers, il faut le vouloir vraiment. Il faut être prête à saigner pour ça, à se salir les mains, à se salir le cœur. Si vous dessinez une carte jusqu’à ma grotte marine, son point de départ n’a pas d’importance, mais elle doit passer par des routes d’angoisse et d’ombre, de souffrance et de danger.
Ce n’est pas pour que vous ayez le sentiment que j’en vaux la peine, je me moque bien de l’opinion que vous avez de moi. C’est pour que moi je sache que je ne m’interromps pas pour rien, pour quelque pécore qui s’arrêterait à ma porte en allant faire ses courses, histoire de me demander un philtre de vigueur pour son amant. Quoique — j’en glousse toute seule — elle ne serait pas déçue.
Quand leurs silhouettes se sont profilées à l’entrée de ma caverne, je les ai toisées avec dépit, ces deux filles trop jeunes et trop jolies, la rousse et la blonde.
« J’imagine que vous voulez un philtre d’amour. » ai-je grommelé, mais elles m’ont toutes deux renvoyé mon mépris en pleine face.
La blonde a grincé des dents : « Ce serait plutôt le contraire. »
La rousse a éclaté de rire : « Vous pensez vraiment que j’aurais besoin d’un philtre ? »
Alors je les ai mieux regardées.
J’ai vu le sang de libanoï qui pulsait au cou de la rousse, et l’empreinte de l’Archipel des Noyées dans le pli des lèvres de la blonde.
« Ah. » dis-je seulement. Que voulez-vous, elles étaient mon genre de filles. Pas des cruches enamourées du premier prince venu, ni des pestes prêtes à tout pour éliminer une rivale. Des filles qui avaient vécu et perdu, qui avaient choisi et changé, plus fortes encore d’être deux.
« Alors, que voulez-vous ? Une vengeance ? »
Mais elles étaient déjà passées par cette case, et reparties. Elles m’ont raconté Altéra Incognita et la Tartarea Mater, la glace et l’ombre, l’équipage de spectre et les tourbillons du temps.
« Mais quoi que nous fassions, achevèrent-elles, nous n’arrivons pas à la rattraper. Quand nous la serrons de trop près, elle se glisse dans des criques que même notre Cartographe ne distingue pas. Quand nous croyons être à portée de canons, elle disparait dans le soleil couchant.
— La route que suit cette femme, vous ne pouvez pas l’emprunter. » J’arrête d’un geste leurs protestations.
« Ne me dites pas que vous êtes prêtes à tout. Vous ne l’êtes pas, et je vous préfère ainsi.» Abîmées, elles l’étaient, indéniablement, mais jamais elles ne pourraient payer le prix de la deuxième épreuve d’Anacharsis.
« Non, vous ne pouvez pas la suivre sur cette route. Il vous faut la doubler. Il vous faut… des raccourcis.»
La blonde fronça les sourcils : « Vous nous proposez une carte ? »
J’émis un caquètement moqueur. J’aime soutenir ma réputation.
« Aucun Cartographe ne pourrait trouver ces raccourcis, ni les emprunter. Aucun humain, peut-être. »
Elles échangèrent un regard inquiet. L’une d’elles savait n’être pas complètement humaine, mais l’autre…
« Pensiez-vous que ce serait facile ? Que sous prétexte que vous êtes de bien braves poulettes, et que vous me plaisez, il n’y aurait pas de prix à payer ? »
La température de la grotte baissa avec bonne grâce de quelques degrés.
« Il y a toujours un prix, petites. La plupart du temps vous le réalisez trop tard. Moi, je suis honnête, et je l’annonce tout de suite. »
Elles en savaient assez pour comprendre que je disais vrai, et hocher la tête en silence.
« D’ailleurs, souris-je, je n’ai peut-être pas précisé que ces raccourcis étaient sous-marins.»

*Un homme, un seul, est jamais arrivé jusqu’à moi. Il a payé son prix sans barguigner et je suis sûre que vous connaissez son histoire. Il prétendait s’appeler Personne, mais il n’était pas grec.