Je suis le gardien du phare de la pointe du Diablo Negro, tout au bout de cette côte assassine dont le versant ouest semble avoir été conçu pour envoyer les navires par le fond, là où les bêtes blanches n’hésitent pas sauter sur le pont au quarantième assaut, peu importe si tout l’équipage est encore vivant, là où les courants transhémisphériens se contentent d’évoquer dans leur cruel mouvement le turquoise des eaux dans de lointaines baies tranquilles. Cependant, il n’y a guère de phare à la pointe du Diablo Negro, juste une terre aride où la roche même déchire le ciel orageux par son contour noir et acéré. C’est pourtant à cet endroit que je me tiens pour guider de ma simple lanterne les marins perdus en mer vers le repos éternel. Je ne doute pas que d’autres passeurs d’âmes existent sur des récifs inaccessibles et hostiles, là où aucun vivant censé ne désirerait poser le pied. Je n’avais jamais vu que de tristes bâtiments sombrer non loin de mon ermitage. Je n’avais jamais vu de femme et encore moins faite de chair et de sang lorsque cette odieuse capitaine débarqua sur mon funeste cap.
Elle les doubla tous et s’avança d’un pas décidé dans ma direction. À la lueur de ma faible lanterne, je tentais de faire sens de son fier visage tangible sous ce couvre-chef exubérant, de cette cicatrice luisante et comme palpitante de vie en forme de tourbillon de tentacules.
— Prenez la file ! lui dis-je sans masquer mon indignation.
Les âmes vacillaient dans le vent, manquaient de s’étioler à contempler sa progression improbable à leurs côtés. Elle se posta devant moi en continuant de les toiser d’un œil aiguisé et appréciateur.
— Je ne suis pas là pour ça ! rit-elle.
— Alors, s’il vous plait, laissez un honnête gardien de phare remplir sa lourde tâche et montrer le chemin aux âmes égarées.
— Ne regardez pas vers la lumière ! clama-t-elle soudain en levant les bras.
Les iris opalescentes, les mines hantées des esprits retrouvèrent un instant une netteté implacable.
— Mais que faites-vous ? gémis-je avec un coup de coude pour l’écarter de la tête de la longue procession.
Elle soulevait la lèvre sur un éclatant sourire. Je ne doutai point que cette singulière dent en or qui irradiait d’une lumière chaude et réconfortante ne prodiguât intérêt et apaisement à mes protégés.
— Regardez-moi ! continua-t-elle. Moi, Altéra Incognita, cartographe célèbre sur le Colon de l’Ouest, pacificatrice de la côte septentrionale du couchant, ancienne gardienne de la chasse de la Santa Stella Cognita en la fière cité, je cherche de vaillants matelots.
La lancinante plainte qui se mêlait sans fin aux vents déchainés se tut soudain. Je repassai devant l’intruse et levai bien haut ma lanterne.
— Marchez vers la lumière, mes amis ! lançai-je. Ne vous écartez pas de la lumière !
Elle bondit à mes côtés et reprit d’une voix assurée.
— Je dispose d’une goélette de cent-cinquante tonneaux en route pour la Terra Incognita !
— Taisez-vous malheureuse ! Qu’espérez-vous faire ?
— Recrutez l’équipage qu’il me faut parmi les marins assez courageux ou fous pour avoir tenté de croiser le cap del Diablo Negro et ses quarante rugissants.
— Mais vous n’y songez pas !
— Oh que si, le vieux ! J’ai besoin d’un second qui fera office de timonier et qui aurait de solides connaissances en carte et en navigation, d’un quartier maitre, de quatre matelots et je prendrais volontiers deux mousses parmi les esprits qui ont le moins vécu.
Je me dressai devant elle, donnait plus de mèche à ma lampe, mais le temps de relever la lanterne, la file s’était déjà dispersée et transformée en amas brumeux entourant l’exécrable voleuse de lumière.
— Capitaine Andrews ! lança un des fantômes en même que sa main bien haute dans le ciel, je n’en reviens toujours pas de m’être fait dévorer alors je peux me contenter d’un poste de second !
— Honorée, capitaine ! Je suis ravie de vous trouver ici. Je dois dire que je l’espérais quelque peu.
— Vous ne pouvez pas faire cela, m’interposai-je autant pour les vivants que pour les morts.
La femme me balaya d’un revers de la main et je roulai au bas des rochers. La lampe m’échappa et s’éteignit. Aussitôt, certaines âmes retournèrent vers les lames blanches qui se dessinaient sur la mer. Les esprits continuèrent de s’entretenir au sommet de ce cap tandis que je ramassai ma triste lanterne aveugle dans une mare noire. Je fouillai en les plis de mes funèbres haillons quelques sortilèges qui me permettraient de la ranimer. Je m’employai longuement à tenter de sécher la mèche avant de me rendre compte que l’intruse avait disparu. Les âmes se disséminaient désormais sur la côte et les hauts-fonds, virevoltaient au gré du vent et des déferlantes.
Moi, je cherche encore un moyen de rallumer ma lanterne.