Sept petites naufrageuses plongèrent dans les ténèbres du Léviathan.
L’une d’entre elles apprécia l’expérience. Cette ombre qui n’était ni la mort ni la nuit, qui n’était pas oubli ni violence, lui rappela des choses qu’elle n’avait jamais connues, qu’elle avait devinées confusément dans les histoires : l’étreinte protectrice d’une mère, l’étreinte enivrante d’un amant. Elle n’y résista pas. Elle ne chercha pas, comme ses sœurs de cœur, comme les hommes du porte-avions, à s’agripper au bastingage, à s’arrimer aux mâts.
Elle lâcha prise. Elle embrassa les ténèbres. En sombrant elle croisa le regard de la rousse libanoï, l’amie de Junia – un regard qui savait, qui absolvait. Et tandis qu’elle continuait de descendre dans l’abysse, elle croisa un autre regard, plus vaste, et plus ancien. Le Léviathan savait qu’elle ne venait pas l’occire, qu’elle avait reconnu en lui quelque chose, une étrange sympathie de nature entre la frêle jeune femme et la créature titanesque. Et pourquoi pas ? Elle semblait à sa place, contrairement aux trois agaçants navires. Il l’avala. J’aime à croire qu’elle s’est construit une vie nouvelle dans les colossales entrailles.
Mais quand le navire jaillit des ténèbres, il n’en restait plus que six.Six petites naufrageuses firent relâche à Portallegre, pour renflouer la Sirène endommagée par sa rencontre avec le Léviathan. L’une d’elles prit goût à ce travail, au bois sous ses doigts, aux formes qui en jaillissaient. Elle avait ramassé enfant les fragments doux et oniriques de bois flotté sur les grèves, elle les avait recueilli comme des jouets secrets, elle avait inventé à chacun une histoire (c’était avant, avant qu’elle soit jetée hors de la maison de son père, sans un sou d’héritage, avant la faim et la rue, avant l’Archipel des Noyées).
Ce bois-là était tout différent, vivant de sève, répondant à la gouge et au burin. Elle pouvait en faire bien autre chose que des planches pour renflouer un navire. Elle pouvait y sculpter un monde nouveau. Un jour elle alla jusqu’au fleuve qui charriait les troncs vers le chantier naval et elle contempla, à l’horizon, la forêt.
Je veux croire qu’elle en ressortit un jour, détentrice de secrets qui n’avaient plus rien à voir avec ceux d’Anacharsis.
Mais quand elles quittèrent Portallegre, elles n’étaient plus que cinq.Cinq petites naufrageuses sillonnaient l’Océan Austral, cherchant à retrouver la piste de la Tartaera Mater. Elles cabotaient, posant partout les mêmes questions, récitant partout le même signalement. Elles écumèrent les côtés et les îles, les plantations et les bayous. Avons-nous perdu notre cap ? se demanda la plus âgée, ou peut-être la plus ardente. Nous avions voulu changer le monde, briser les chaînes, défendre les opprimés, nous avions voulu un monde où plus personne n’aurait besoin de l’Archipel des Noyées ni du Havre des Affranchis. Et nous voilà sur la piste d’une chimère, d’un destin égoïste qui ne devrait pas nous importer. Un matin, elle ramassa son havresac, son sabre et son mousquet et descendit à terre sans se retourner. Je sais qu’elle a combattu dans le soulèvement de la Pointe-au-Sucre, et rejoint la Révolution des Araucayas. J’aime à croire qu’elle vit toujours, et qu’elle saura un jour raccrocher son mousquet sur un mur blanchi à la chaux, et s’asseoir dans un rocking-chair avec le sentiment du devoir accompli.
Mais quand la Sirène d’Ébène reprit la mer, elles n’étaient plus que quatre.Quatre petites naufrageuses firent escale à Albaricante, pour compléter leur équipage. Elles arpentèrent les rues de la cité, sa musique et ses fragrances, ses étoffes et ses épices, les fils à linges des ruelles, les auberges qui ne servaient pas que du poisson, les échoppes des orfèvres et des maroquiniers, et elles se souvinrent de leurs vies d’autrefois, où les couleurs et les odeurs n’étaient pas seulement celles de l’océan.
L’une voulut rester dans l’alcool fruité des tavernes, les nuits agitées, le sel des baisers. Elle leur dit adieu entre rire et larmes, et promit de les retrouver un jour.
Elles recrutèrent des équipières chez un autre genre de noyées, les pensionnaires du bordel de la mère Argante. Mais quand elles repartirent, des sept naufrageuses d’autrefois, elles n’étaient plus que trois.Trois petites naufrageuses remontèrent vers les brumes du nord. La piste d’Altéra, sans cesse plus erratique, les menait sur des routes vierges, vers des terres de roc et de glace. Au loin se profilaient parfois des cités de pierre ou de bois, de métal ou de verre, qui n’existaient sur aucune de leurs cartes. Les tempêtes étaient rudes et fréquentes, comme si la Tartarea Mater les engendrait dans son sillage. Une nuit que les récifs déchiquetaient la mer froide, que les plaintes des sinistres Lamentins sifflaient dans le vent, la Sirène s’abrita in extremis dans une crique étrange où l’eau salée s’adoucissait en lac, où des phoques placides les regardaient passer. Elles attendirent que la bourrasque se taise, que la tempête se change en clapotis, que l’aube perce entre les gouttes. Sur la rive verte, un cottage isolé, blanc et coiffé d’ardoise, attendait celle qui rêvait d’un feu plutôt que de l’écume. Je sais qu’elle y vivra longtemps, engendrant d’autres histoires.
La Sirène repartit, et elles n’étaient plus que deux.Deux petites naufrageuses ne renonçaient pas. Mieux vaut que j’arrête ma comptine avant que le silence ne les oblitère toutes. Deux petites naufrageuses qui peut-être n’en étaient plus : une Cartographe, une navigatrice, leur équipage de filles de joie, et la libanoï qui les accompagne.Elles se tiennent à la proue, cherchant à l’horizon la silhouette bien connue du navire d’Altéra.
« Et toi, demande doucement Marla à son amie, tu n’as jamais voulu abandonner ? »
Junia secoue la tête, dents serrées sur sa résolution.
« Ce n’est pas à cause de Bastini, n’est-ce pas ?
~ Non. Elle a tué Bastini, je n’en doute pas, mais je ne peux rien changer à ce passé. Mais nous sommes des libératrices, tu te souviens ? Et elle a asservi mon grand-père.
~ Alors, dit Marla, il va nous falloir trouver d’autres chemins. »