Plongeons tout au fond de cette histoire, voulez-vous ? Tout au fond des abysses, là où l’obscurité moque l’encre des poulpes les plus virulents, là où le temps n’a pas de prise, là où s’abiment les épaves maudites et leurs malchanceux fantômes, là où se matérialise l’oubli, là où vit le Léviathan. Qui pourrait envisager une raison qui l’amènerait à nager jusqu’à la surface de la réalité ? Moi seul, car je suis l’esprit des récifs et que je sais tout.

Selon les érudits, le Léviathan se nichait déjà au cœur des combats primordiaux qui ont façonné le monde. Pourtant, dans une vision simpliste, la plupart lui donnent le caractère réducteur du chaos opposé à la création. Certes, les bouleversements suivent et précèdent sa présence. Dès lors que l’on joue avec le temps, il advient.

Et pour en finir de mes questions en préambule, qui imaginerait un tel phénomène même possible ? Personne. Sauf peut-être une cartographe à la morale douteuse, quelque libanoï à l’épiderme sensible ou son amie à l’œil unique particulièrement perçant.

 

Toujours toisée par l’immense bâtiment, nommé porte-avion, de cette nouvelle dimension , la frégate avait rattrapé la goélette. Alors que la tempête se dissipait par une étrange magie, les deux jeunes femmes scrutèrent le pont à la recherche de la fière silhouette de celle dont la nonchalance et le départ avaient précipité leur vie et celle de la dernière grande cité de l’ouest dans le chaos, précisément. Pourtant, Altéra Incognita ne sera pas le Léviathan de cet épisode.

Cette femme toujours majestueuse tenait la barre. Elle n’avait toutefois plus la jeunesse arrogante nimbée sur ses joues, mais bien l’expérience impérieuse dans les yeux et à la commissure de ses lèvres. Bastini n’était bien sûr nulle part à la manœuvre, et ce depuis bien longtemps. En revanche, un singulier équipage, nécessaire pour un tel navire, miroitait en transparence sur les cordages, les voiles et les mâts. Cette vision des matelots fantomatiques glaça le sang des deux amies autant que celui des militaires embarqués sur le NUEO (Navire de l’Union des États de l’Ouest) Archibald R. Andrews qui s’étaient massés au bord du pont d’envol à l’ombre de la tour de contrôle.

En un battement de paupières, Junia imagina avec des sentiments mêlés que son ancien fiancé n’était plus, et ce sans doute par la faute d’Altéra. Cette dernière surprit le regard farouche des deux donzelles qu’elle avait connues à Stella Cognita et pensa immédiatement que cette rencontre n’apporterait que des complications contrariantes et qu’on avait beau manier le temps, on se faisait toujours rattraper par son passé. Marla conçut l’émoi qu’elle provoquait déjà sur les hommes du bâtiment militaire qui pouvaient isoler le feu de sa chevelure au milieu d’une scène encore brossée de gris par la tempête. Les évènements semblaient s’accélérer.

Une conversation hélée par-dessus bord s’engagea à coups de questions sans réponse, de remarques acerbes et d’exclamations bravaches. Un hélicoptère décollait sur le pont du porte-avion. Des plongeurs s’équipaient à son treuil pour aborder les navires anciens. D’autres hommes se jetaient vers l’eau qui se troublait peu à peu.

D’abord le bouillonnement venu du fond éclaircit la surface, puis un goudron infâme finit par se mêler aux remontées inquiétantes. La sirène ressentit cette vibration sur sa peau. La flibustière discerna parfaitement le miroitement noir de son œil unique. La cartographe considéra le phénomène avec une curiosité tout académique, presque heureuse de voir se matérialiser ce risque qu’elle avait toujours relégué à la légende. Les naufrageuses comme les militaires restaient ignorants du danger.

Le Léviathan ne versait pas de larmes lorsqu’un héros millénaire parvenait à l’occire. Il pleurait quand on troublait son sommeil, le temps. La marée lacrymale ne s’arrêta pas à la surface de ce bout d’océan. Elle leva une vague d’obscurité autour des trois bâtiments, par-dessus les mâts, par-dessus la tour de contrôle, par-dessus même le dernier chasseur qui menait son approche. Le Léviathan n’était somme toute qu’une créature terre à terre, si vous m’excusez l’expression, et tentait de soustraire à la trame du monde, tout grain de sable dans l’engrenage, toute goutte d’eau qui ferait déborder le vase… Bon, je m’arrête là, vous avez compris…

Le léviathan remit tout le monde dans sa juste course et retourna à son sommeil.