« Ne touche pas à ça ! »
Mon cousin Sebastian se tenait devant moi, sourcils froncés par un juste courroux. Blond, arrogant, cintré dans ses vêtements de prix.
« Grand-mère m’a laissé sa collection de bouteilles, marmonnai-je, en me méprisant de ce ton hésitant, de mes yeux baissés devant lui.
— Ce n’est pas une bouteille. » énonça-t-il. Son opinion était clairement visible sur son visage : Magriet, ma cousine idiote et mal fagotée, qui ne connaît même pas le sens du mot bottel.
Je me forçai à insister : « Qu’est-ce que c’est, alors ?
— Enfin… ! » commença-t-il. Puis il s’interrompit.
Qu’était-ce, en vérité ? Pas vraiment une bouteille, certes, mais pas non plus une boule à neige ni un presse-papiers. Une sphère de verre, avec à l’intérieur de l’eau, non pas transparente, ni du cyan limpide des piscines, mais outremer ou indigo, parcourue de vert sombre, de gris ardoise, changeante comme celle de l’océan. Et dans cette eau, trois minuscules modèles de navires.
« Quoi que ce soit, dit Sebastian, cela se trouvait dans son bureau, et pas dans sa collection de bouteilles à messages. D’ailleurs il n’y aucun message dedans, tu le vois bien.» Même toi tu le vois, poursuivaient ses yeux bleus. Mais pas du bleu de l’océan, pas du bleu de cette sphère.
« C’est parce qu’elle l’avait déplacé, affirmai-je avec toute l’assurance dont j’étais capable. Avant, c’était avec la collection. »
J’allais rougir, comme chaque fois que je proférais un mensonge, mais je réalisai avec stupeur que c’était la vérité. Et je me souvenais.

La sphère était posée sur l’étagère, juste en dessous des bouteilles. L’eau qu’elle contenait avait déjà cette teinte impossible et je la regardais, fascinée.
La voix de Grand-mère derrière moi me fit sursauter : « Si tu regardes bien, tu pourras distinguer les créatures des Abysses. »
Je fermai immédiatement les yeux, car je n’avais aucune envie de les apercevoir !
Ouma était toujours derrière moi, j’entendais son rire. Je me retournai vers elle :
« Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas une bouteille.
— Ah, non, admit-elle. Ou alors c’est la bouteille originelle, la mère de toutes les bouteilles, celle qui les contient toutes.
— Il n’y a pas de bouteilles dedans, protestai-je.
— Que tu voies. »
Je savais qu’elle disait ça juste pour que je regarde encore, et que les créatures des Abysses viennent se coller au verre face à moi, et que je fasse des cauchemars. Mais je n’ai pas pu résister. J’ai plissé les yeux, et regardé.
« Il n’y a pas de bouteilles, ouma. Ni de monstres. Juste des bateaux.
— Navires », corrigea-t-elle machinalement. Mais elle avait changé d’expression. Elle me regardait vraiment, à présent. Pas seulement comme la plus impressionnable et sotte de ses petits-enfants. Comme une vraie personne.
« Combien de navires vois-tu, Margriet ? »
C’était mon tour de rire. Même mon petit frère savait compter jusque là. « Deux !
— Et peux-tu les décrire ? » Elle me tenait dans son regard comme un python, et j’avais peur à nouveau.
« Oui… Il y en a un très vieux, qui ressemble à un galion.
— Il y a encore une civadière sur le beaupré ?
— Ouiiii. » Je m’étais redressée, les mains croisées dans le dos, comme à l’école.
« Tu vois sa figure de proue ?
— Oui ! Elle est très belle, toute noire, comme une sirène, avec de longs cheveux tressés.
— C’est bien. Et l’autre navire ?
— Oh, il est plus récent. Il n’est pas tout en bois, il y a des poutres en fer. Il ressemble à un de ces navires qui ont exploré les pôles, comme le Terreur ? »
Elle étrécit les yeux : « Il te fait peur ? »
C’était son interrogatoire qui me faisait peur. Mais je regardai encore le navire : « Non, dis-je. Il a l’air paisible et un peu triste, comme un bateau fantôme.
— Navire. » dit-elle encore mais je voyais les nuages s’amonceler dans son crâne. Elle ne faisait plus du tout attention à moi.

N’empêche, me dis-je, en posant la sphère à côté des bouteilles-à-la-mer. Elle avait contenu deux navires, et maintenant elle en contenait trois.