Marla avait continué de nager dans l’immensité de l’océan et elle aurait sans doute fini par rejoindre les profondeurs oublieuses des préoccupations des hommes si la providence ne l’avait pas perchée sur la même vague qu’un certain bateau. Avec les dauphins, elle s’était amusée dans le bouillonnement de la proue sans se soucier de l’équipage. Pourtant, la tranquillité qui s’était maintenue à bord malgré sa présence avait eu raison de sa propre indifférence. Elle s’était écartée de la coque lorsqu’une voix gaillarde avait lancé : « Marla, ma sœur, tu joues au poisson exotique à virevolter ainsi au milieu de ta toison de corail ! » Sous un tricorne élimé, le pied calé sur la base du beaupré, Junia lui avait adressé un clin d’œil du seul qu’il lui restait et un sourire étincelant digne d’un jeune pirate épargné par la mer. Sa chevelure blonde entortillée dans le vent, son aisance nouvelle l’avait rendue encore plus magnifique aux yeux de son amie qui s’était d’abord laissée distancée d’émotion avant de reprendre sa poursuite dans une multitude de sauts et cabrioles joyeuses.
Aucun membre de l’équipage ne s’était opposé à ce que la sirène monte à bord. Dans un concert d’ovations et d’éclats de rire, les deux jeunes femmes s’étaient retrouvées et enlacés à s’en tordre les côtes. Les sœurs de la côte savaient saisir les plaisirs quand les bonnes occasions se présentaient, aussi un tonnelet avait-il été immédiatement mis en perce.
À marcher de nouveau sur un pont, Marla avait compris la puissance des sortilèges de sa nature. Junia avait senti poindre un regret en découvrant la rudesse et la solitude de la vie qu’elle s’était choisie. Au milieu des réjouissances tapageuses, elles retrouvaient leur connivence tout en silence et en mesure. L’alcool aidant, toutes deux avaient fini par s’avouer que la mer avait beau saper les falaises, creuser les deltas, corroder les guindeaux, faire valser dans une gigue de grand frais tout ce que l’on croyait savoir de soi-même, elle ne leur prendrait jamais cette amitié.
La fête s’était éteinte avec l’après-midi. Elles demeuraient à l’avant du bateau tandis que l’équipage somnolait à l’arrière. Marla s’était installée dans un filet aux larges mailles qui venait lécher la surface de l’eau. Elle fredonnait une ancienne berceuse de leur nourrice commune qui narrait l’histoire d’un petit bonhomme de varech et de ses aventures loin de son rocher. Junia était allongée sur le beaupré au-dessus de son amie et reprenait les fins de couplets en se gaussant de la bêtise des péripéties de l’algue. La surface semblait se suspendre en une houle miroir qui reflétait les roses et les violets du couchant.
— Tu ne comprends pas la portée symbolique de cette chanson ! chantonna encore Marla d’une voix pâteuse.
— Je suis le varech ! rétorqua Junia d’un ton rieur qui jouait à être impérieux. Je me suis arraché à mon rocher !
— Mais ne sais-tu pas que l’océan est tapissé de rochers, Ju ! badina son amie en laissant son bras fendre l’eau moelleuse. Et puis toi, tu t’es trouvé un bateau plutôt, la compagnie de sœurs.
— Tu ne serais pas en train de me traiter de bernique accrochée sur la coque, j’espère.
— Oh, non, grand jamais je n’oserai te comparer à un coquillage de si ridicules mœurs et proportions… se gaussa-t-elle. Tout le monde connait la dignité, le tempérament de Junia…
La flibustière s’était déjà laissé chuter sur son amie.
— Poisson d’eau douce ! rit-elle en lui chatouillant la taille.
Elles se chahutèrent avec tendresse jusqu’à ce que l’ivresse et le filet les bercent vers le sommeil.
De l’eau sur sa joue réveilla Junia. L’humidité se retira ensuite de sa peau avec un petit tapotement sec. Elles ouvrirent les yeux en même temps. Les gouttes de pluie remontaient vers le ciel dans une forêt de fils gris. La mer s’agitait d’une étrange cavalcade où se dressaient des milliers de piques. Les nuages tournoyaient dans une valse inversée. Même le vent fouettait leurs cheveux comme s’il avait voulu les remettre en place. Junia gagna le pont en premier et appela tout l’équipage à la manœuvre. Marla scruta le formidable creux qui leur arrivait droit dessus. Elle crut y distinguer la lueur du jour sur la surface d’un autre océan démonté.
La belle femme aux yeux fendus et aux cheveux noirs hurla qu’une tempête n’était pas possible dans ces latitudes. La déferlante les toisa tout de même au milieu des éclairs, les recouvrit et les submergea. La pluie battit à nouveau le pont. Le vent retrouva une direction unique. La frégate ballotait en tous sens à l’ombre d’une espèce de banquise grise. Son arête acérée les surplombait. Elles devaient changer de cap dans une manœuvre précipitée si elles ne voulaient finir fracassées contre cette falaise de métal qui scindait l’océan. Malgré le grain, Junia ordonna qu’on libère les ris pris sur la grand-voile. Accrochée à la rampe de la dunette arrière, Marla scruta la masse sale du ciel qui grondait d’un singulier tonnerre. Soudain, un énorme oiseau affuté telle une lame en surgit et fila vers la banquise alors que ses pattes terminées par des moignons ronds se déployèrent de son ventre. Le volatile sembla s’y agripper et dans un hurlement grinçant parut s’immobiliser à son sommet. La frégate vira, redoubla sa vitesse et réussi à accéder de justesse au coin de cette étrange glace dérivante tandis que d’autres aigles gris s’y réfugiaient comme dans un nid.
— Là ! cria Marla par-dessus la cacophonie assourdissante des atterrissages et de la tornade. La tartarea Mater d’Altéra !
Sous cet angle la banquise tenait désormais du ponton immense surmonté d’un bâtiment hérissé de piques. À tribord, une goélette naviguait dans le tumulte.
— Bastini ! s’exclama Junia. Je mentirais si j’affirmais que revoir ton sourire gaillard m’indiffère.