Je nage au près de la vérité. Je ne peux faire autrement, ainsi suis-je née avec mon sang de poisson dans un foyer d’honnêtes négociants. J’ai toujours cru que je pourrais me conformer à leur commerce, à leurs usages, à leurs vies terrestres. J’étais même douée pour les impressionner de mon discours qui surgissait de ma gorge jusqu’à mes lèvres sans que j’y songe vraiment. Je m’étonne que maman n’ait pas compris plus tôt que j’avais plus de sang de libanoï qu’elle et qu’il m’appelait parfois à l’écume blanche des tempêtes, qu’il raisonnait dans ma voix lorsque je m’essayais au jeu des négociations ou des affaires du port.

À la différence de Junia, je suis allée la trouver à la taverne avant de partir. À la vue de mes larmes, elle a tout de suite caressé ma joue, et je n’ai pas eu besoin de parler. Mon père a surgi à nos côtés lorsque nous nous sommes enlacées. C’est lui qui n’a pas voulu me lâcher. Elle l’a laissé pleurer dans son cou, et j’en ai profité pour m’effacer.

Je nage dans la réalité vive et tumultueuse des eaux de surface. Je file droit devant vers le couchant qui luit d’un étrange éclat blanc. Désormais que je m’immerge dans mon autre nature, je me délecte des désirs mêlés à une nouvelle indifférence, une distance. Peut-être celle que je mets précisément entre Adam et moi alors que je m’éloigne de Stella Cognita. Qu’il tombe seulement à l’eau et le parfum fumé de sa peau mate excitera mon besoin de le retrouver ! Il découvrira peut-être un jour que je ne suis pas la simple rousse aux joues rebondies et au sourire si charmant. Je serais sa maitresse à bien des égards, pauvre garçon. Sera-t-il toutefois prêt à m’aimer quand il sentira la déferlante de ma nouvelle nature ?

Je nage à la poursuite de Junia qui a cherché dans la mer un refuge, qui m’a dévoilé cet horizon, pourtant inchangé au-delà du cap Malveneno. L’absence de mon amie, de ma sœur a d’abord provoqué une peine d’orgueil, une colère que j’ai dirigée vers son tortionnaire. J’ai pris la vague et j’ai aussitôt mieux compris son départ, chéri le mien également. Je sillonne les océans entre les courants. Je me suis révélée à moi-même et je nage au près de la vérité.

Je m’invite parmi les bélugas descendus des mers froides. Cette torche immense sur l’horizon les intrigue tout autant que moi. Elle glisse en un unique trait blanc vers le ciel. Elle marque plus une direction qu’un lieu. J’ai croisé un navire de la compagnie des Épices du Continent. J’ai ri tant et plus du regard éberlué des marins. J’ai nagé un moment le long de leur coque pour m’amuser de l’effet que je leur faisais. J’ai surtout compris qu’ils ne distinguaient rien de ce signal sur l’horizon. Ils naviguaient pour le commerce sans rien connaitre des trois caps d’Anacharsis. Je les ai abandonnés avant que les plus jeunes ne se jettent à l’eau. Je ne suis pas mauvaise.

J’ai redoublé l’allure avec la nuit, me saoulant de l’effervescence du plancton sur ma peau, bondissant à la crête des vagues lorsqu’une goélette a coupé ma course. Elle déchirait l’obscurité toute réalité arrière. Sa poupe manqua de m’assommer. Son étrave me happa dans son tourbillon. Je plongeai vers les profondeurs, propulsée par la puissance de son cap opposé au mien. Cependant, notre seule rencontre ne fut pas la source du spectacle qui s’offrit à moi. Le capitaine de ce vaisseau connaissait son affaire pour s’abimer ainsi en mer. Il devait poursuivre le secret d’Anacharsis.

Qu’ai-je vu alors ? Le passé d’une Atlantide glorieuse ou le futur d’un monde englouti. Je sombrai un moment dans le cyan opaque de mon environnement. Le remous de la goélette n’était déjà plus qu’un souvenir ou qu’une prémonition. J’avais perdu mon cap et me laissai désormais flotter quand des lueurs jaunes s’allumèrent sous mes pieds. D’étranges tubulaires aux arêtes saillantes se dessinèrent peu à peu dans le voile bleuté de l’abysse. Ils possédaient cette phosphorescence diffuse des méduses. Elle les piquait cependant de milliers de petits points lumineux. À force de les contempler, je détaillai mieux leurs contours semblables à des poutres colossales se dressant depuis les profondeurs de l’océan. Leurs incisions scintillantes n’étaient autres que des fenêtres. Je m’enfonçai pour m’en persuader quand l’immensité de cette vision réveilla la peur qui n’était pourtant plus ma compagne. Dans le creux d’une ouverture, une silhouette humaine fixait un tableau mouvant de couleurs lumineuses.

Je conçus soudain que je pouvais m’abattre entre ses pieux sombres jusqu’au fond marin. Je battis des jambes et regagnai la surface au plus vite. La lune gentille, l’opalescence d’une mer d’huile m’accueillirent. J’entendis alors le gargarisme moqueur qui n’appartenait qu’à un unique navire, à la Tartarea Mater et son infernale figure de proue.