Rien n’est tel que je l’avais imaginé. J’imagine que c’est cela, entrer dans l’âge adulte. Y entrer vraiment, les yeux ouverts, pas dans l’horreur de mon passé, mais dans la réalité délibérée de mon présent. Dire ce que je veux.
Je croyais trouver la paix dans l’Archipel, j’y ai trouvé la guerre.
Je croyais que la plus monstrueuse marée serait celle que déclenchent les pouvoirs des libanoï, et…
Mais je m’avance par trop.
J’étais sur l’Archipel depuis trois jours à peine quand elles sont venues me voir. À peine remise de la traversée, pas même installée dans l’un des petits cottages de pierres sèches qui émaillent la côte de l’île de Soror. Pas de village ici. Elles savent bien que nous avons besoin de solitude autant que de pain.
Elles ont attendu à quelques dizaines de mètres que je les voie, et sorte, et leur dise d’entrer. Personne ne force l’invitation. Pas ici.
Elles étaient six, et si différentes que je ne parvenais pas à deviner ce qui pouvait les rassembler et les amener à ma porte. Une fille plus jeune que moi, une femme de soixante ans. Une femme frêle et maladive, une autre colossale, débordant de force et d’énergie. Des peaux du noir intense aux teintes laiteuses comme celles de Marla. Je ne savais pas laquelle regarder.
Finalement, c’est la femme de quarante ans, aux yeux orientaux, au front prématurément ridé, qui m’a dit : « Vous savez naviguer. »
Je n’aurais jamais imaginé cela non plus. À Stella Cognita, cela n’a jamais été mon trait dominant. J’étais fille et petite-fille de capitaines, oui, comme bien d’autres. J’avais appris le vocabulaire nautique au berceau, j’avais grimpé au hunier puis tenu la barre puis gréé des goélettes, puis, quand les marins avaient commencé à me regarder d’une autre façon, j’avais appris à lire des cartes nautiques et calculer des caps. Comme un refuge, comme s’enfuir dans un livre prenant et ne plus voir le monde extérieur.
Soudain, cela faisait ma valeur. Parmi les six, il y avait une descendante de libanoï, une combattante, une voleuse, il y avait même une Cartographe. Mais pas de navigatrice.
« Nous t’attendions. » a dit, simplement, la jeune femme à la peau noire.
La plupart des réfugiées de l’Archipel ne veulent que la paix, c’est vrai. Mais ces six-là (sept, désormais, avec moi) ont choisi la guerre. Je n’aurais jamais cru cela de moi, Junia la douce, Junia la timide, jamais je n’avais levé la main sur qui que ce soit, pas même mes jeunes frères. Mais elles m’ont exposé leur plan et le choix s’est fait, tout simplement. Bien sûr qu’elles m’attendaient. Bien sûr que je viendrais avec elles.
Nous sommes parties de Port Mater sur un cap grand largue des idéaux. Et quand nous avons atteint notre objectif, quand nous avons ouvert les cales et que la marée des esclaves s’est déversée, corps emmêlés, brisés, blessés, violés, enceints, oints de leurs propres vomissures, urines, excréments — alors la nature des monstres ne faisait plus de doutes. Alors j’ai pu regarder leurs marchands sombrer sous nos vagues sans verser de larmes.
Je n’ai jamais aimé les histoires de pirates. Les Frères de la Côte, très peu pour moi, je sais bien ce qu’ils font, une fois les rideaux tirés sur leurs abordages. Mais à présent, il y a des Sœurs de la Côte. Et elles vont tout changer.