— N’est-ce pas bien assez, ma tante ?

— Non, Bastini. Ne t’inquiète pas, tu as tout le temps. Surtout pour un grand gaillard comme toi ? Parle-moi plutôt de ta Junia.

— Junia ? Il n’y a rien à en dire. J’espère rentrer à Stella Cognita couvert de gloire et des trésors de la Terra Incognita et je l’épouserai !

La capitaine se gaussa sous sa formidable plume d’oie pourpre.

— Je lui aurais préféré de loin la belle Marla et sa chevelure de feu ! reprit-elle.

— Pourquoi ne pas avoir commandé à un mousse de se prêter à l’expérience ? demanda-t-il avec des tremblements dans la voix.

— Parce que pour générer un pôle magnétique qui permette d’établir un cap vers notre ultime destination il faut y abandonner une ancre précieuse. Et ne veux-tu pas une créature d’écume rien qu’à toi ?

— Si, balbutia-t-il. Mais comment ça une ancre ?

— Je me suis mal exprimée ! Il s’agit plutôt d’y ancrer un souvenir ou une émotion intense… Un remords… S’abimer un peu plus.

— Crois-tu qu’elle va bientôt venir nager à mes côtés ?

— Patience, mon enfant !

— Ne puis-je pas sortir au moins mon buste ?

— Bastini, veux-tu vraiment être de ce voyage ? Je t’avais prévenu que ce ne serait pas confortable, non. Pas confortable, ni très joli.

— Oui, ma tante ! bégaya-t-il entre ses dents qui claquaient. Alors, expliquez-moi comment nous tracerons notre cap vers l’océan perdu d’Anacharsis, une fois le pôle ancré.

— À la manière dont on fait le point, tout réside dans la recherche des repères, mon cher neveu. Et bien sûr, nous en avons besoin de trois, vois-tu ? Je porte déjà en moi la croute de sel qui me rattache aux vagues. Je peux désormais choisir n’importe quelle coordonnée sur la surface des mers. Lorsque j’aurai ancré le pôle magnétique à l’endroit où tu flottes, le troisième devrait se manifester selon les écrits du savant. Alors ! Alors seulement apprendrai-je où je me trouve sur la carte et pourrais-je tracer mon cap toute réalité arrière et espérer dompter le temps.

— Et à quoi crois-tu qu’il va ressembler mon premier serviteur d’écume ? demanda-t-il alors que sa lèvre inférieure barbotait dans l’eau et que sa pupille s’étrécissait de manière étrange.

— Oh, il va être magnifique, j’en suis persuadée. Je gagerai pour un tourbillon de glace qui circule sur les faibles profondeurs et endort de son doigt impérieux toutes les créatures qu’il frôle. Quand il sera à tes ordres, il fera valser tes adversaires comme tu faisais danser Junia à la taverne, mais avec une tout autre poigne et dans un tout autre but. Tout le monde affirme que tu es un très bon danseur à Stella Cognita ! Je t’enseignerai comment te faire obéir. Tu apprendras qu’une fois qu’on se tient réellement en mer, on devient autre. On consent alors à de lourds sacrifices, à céder des ancres précieuses. Sais-tu que tu m’as rendu si fière, Bastini ? Sais-tu que mon affection pour toi est aussi profonde que la faille d’Hysmaldise ?

Le jeune homme ne répondit pas.

— Sais-tu que j’ai été honorée de te voir embarquer à mes côtés si joyeux, si enthousiaste ? Sais-tu que cette ancre-ci prise dans la glace sera la plus cruelle et la plus amère de ma quête ? Sais-tu que je t’aime vraiment, Bastini ? Mon tendre Bastini, mon jeune neveu. Si jeune.

Altéra Incognita plia son grand corps par-dessus le rebord de son frêle esquif et plongea son doigt dans l’eau. Bastini s’enfonçait déjà quand la créature des Abysses, une longue volute glaçante, monta des profondeurs et prit ses jambes. Elle le fit tourbillonner à peine, puis la surface de la mer se fit banquise. L’embarcation d’Altéra se cabra dans la gangue blanche et manqua de la jeter sur le fond de cale. Elle se campa aussitôt sur la proue pour observer l’horizon et vit le faisceau lumineux qui filait vers les cieux.

Elle lâcha un juron lorsqu’elle vit la Tartaera Mater capturée dans la nouvelle plaine étincelante.

— Cinq cents coudées, bon sang ! Il avait dit cinq cents coudées !

Elle sauta sur la glace et retourna à pied jusqu’à sa goélette.