Si ma grand-mère est toujours vivante — ce que je crois -—alors je dois agir vite. Je pourrais prendre les bouteilles une par une et les rejeter à la mer, ou les briser sur le sol, mais ce n’est pas dans mon caractère. Je suis aussi réfléchie que ma grand-mère est impulsive.

J’ai commencé par consulter un ouvrage de référence, mais je me suis vite rendu compte que je ne comprenais que des bribes de ce que je lisais, et suis donc partie à la recherche d’un Cartographe expérimenté.

Ce n’est pas si facile. A notre époque, la plupart des Cartographes se contentent d’aménager le terrain des riches propriétaires terriens, ou se font, au mieux, urbanistes. Des Cartographes capables de redessiner des régions entières, de changer le tracé d’une côte, de faire surgir une ville – ou une île – du néant, plus personne n’en connaît. Celle que j’ai trouvée approche les soixante ans. Elle se fait appeler Tchamabe Matatiske, et affirme descendre de la mythique Amonute. J’ignore si c’est vrai. Je l’ai surtout choisie parce qu’à l’évidence elle descend d’esclaves, et qu’elle sera sûrement d’accord avec mon projet de libération.

Nous avons observé les bouteilles une par une, essayant d’estimer leur âge et leur provenance, nous efforçant de distinguer quelque élément des cartes roulées à l’intérieur. L’une d’entre elles intéressa beaucoup ma Cartographe : elle était, incroyablement, couverte de givre, alors que ma grand-mère la possédait depuis des années. “Une carte du pôle ? s’interrogea Tchamabe à haute voix. Les cartes polaires sont toujours très puissantes. Certains Cartographes étaient même capables de générer une calotte glaciaire ailleurs qu’aux pôles.”

Elle attira aussi mon attention sur certains traits d’encre perceptibles à travers le verre et le papier, dans certaines bouteilles. Vous en avez sûrement déjà observé : des cartes où sont figurées dans la mer des vagues, ou des monstres marins. Elle hochait la tête d’un air désapprobateur :

« Pas besoin de chercher comment ceux-là ont été détruits. Certains Cartographes du siècle précédent se sont imaginé qu’il s’agissait de fioritures sans pouvoir particulier. Les imbéciles. D’autres ont pensé qu’ils sauraient contrôler les vagues et les bêtes des Abysses, les utiliser pour défendre leurs terres, comme l’avait fait mon ancêtre.

— Et ce n’est pas possible ?

— C’est possible si, comme Amonute, on a un lien avec les Esprits, on les comprend. Mais les Cartographes modernes n’y comprennent rien.

— Et que se passerait-il si on essayait de libérer cette carte ?

— Une chance sur deux. Soit rien, si la carte n’est plus imprégnée de pouvoir, ou si tout ce qui l’Encrait a disparu de notre monde.

— Ce qui l’ancrait ?

— Ancrer, encrer, quelle importance? bougonna-t-elle. La Cartographie l’emporte sur vos règles d’orthographe. On ne peut pas créer à partir de rien. Même mon ancêtre s’est appuyée sur des réalités existantes. S’il ne reste plus un lieu, plus une âme, plus un nom de ce qui est sur cette carte, alors elle n’a plus de pouvoir.

— Plus une âme, c’est certain ! Elle semble vieille de deux siècles ! »

Tchamabe me regarda, sans ciller ni sourire, et je m’agitai sur mon fauteuil, mal à l’aise.

« Et l’autre possibilité ? insistai-je cependant.

— Si son pouvoir existe toujours, la vague ou la créature des Abysses reviendra chercher son dû.

— Mais nous ne pouvons donc libérer aucune de ces cartes ?

— Il faut choisir avec soin. Qui sait quels secrets détient cette collection ?

— Des cartes convoitées par tous les Cartographes de la Terre, peut-être ? » plaisantai-je, mais Tchamabe ne souriait toujours pas. Elle hocha lentement la tête : « Une carte de Stella Cognita au temps de sa splendeur ? » murmura-t-elle.

Mais je n’avais encore jamais entendu parler de la ville mythique, et je soupirai, dépitée.

La Cartographe posa sur moi ses yeux narquois : « Qu’aviez-vous espéré ?

— Libérer des gens, avouai-je, comme des naufragés dont nous retrouverions l’emplacement pour les secourir. »

Elle ne se moqua pas de moi. Elle choisit, précautionneusement, deux bouteilles, et les posa devant moi.

« Qui sait, mis Onbekend ? Celle-ci — elle désigna la bouteille à ma gauche — porte encore, tracée avec une grande netteté, une route maritime réalité arrière. Un bon capitaine, avec un bâtiment bien équipé, pourrait sans doute la suivre jusqu’à sa destination. Celle-là… »

Elle tapota la bouteille de droite, et s’interrompit.

J’avais compris qu’elle aimait ménager ses effets, et la relançai d’un : « Celle-la ? »

Mais Tchamabe fronçait les sourcils et ne répondit qu’avec réticence.

« Certains Cartographes étaient capables de créer des poches hors de la réalité, des mondes miniatures, hors de notre monde à nous. Certaines bases pirates en étaient. Certains refuges pour esclaves évadés.

— Miniatures à quel point ? Ils étaient grands comment, ces mondes ?

— Comme une île, ou un bourg. Parfois pas plus grands qu’un navire.

— Et vous pensez que c’est ce que contient, ou contenait, cette bouteille ?

— Oui. L’épave d’un autre monde. »