Je l’ai vu dans le clair de lune, ma belle dame de crème et d’abricot, Marla, que je croyais mienne. Au bout de la jetée des amours contrariés, après le quai de la dernière rincée, là où je pouvais venir manger à ma faim, chez ses parents, avant que la faillite et la misère ne les engloutissent, eux et tout Stella Cognita ; au bout de la jetée, je l’ai regardé descendre les premières marches vers l’eau souillée du port. Elle portait sa riche robe bleue d’encre qu’elle a fait glisser sur son épaule. J’ai compris qu’elle se dévêtait quand la blancheur de sa peau a dessiné sans la moindre gêne le contour délicat de son corps. Moi qui avais tant désiré le découvrir, ne serait-ce que par bribes éparses et peu à peu, sous les pans d’un drap, derrière un oreiller gonflé de plumes, sous ma propre chair brune, je le contemplai tout entier, telle une belle statue de marbre habile à guider les bateaux vers la côte par l’éclat de son teint.

Son pied menu a épousé le vert visqueux des dernières marches, puis elle s’est immobilisée. Je crois qu’elle savait que je me tenais là, de l’autre côté du port, incapable de détourner les yeux de ma jolie galante, car elle a incliné l’astre de son visage vers moi et d’un geste gracieux a effleuré de sa main le baiser à ses lèvres et l’a chassé dans ma direction avec un air tendre. Elle a levé bien haut son bras et la lune, exigeante maitresse ou simple servante, a semblé consentir à lui prêter de sa puissance blanche tant sa peau s’est illuminée. Elle a courbé son dos gracile vers le bassin, a tendu son index si fin et si long soudain vers la surface que je n’ai pas vu quand il l’a touché. L’eau s’est allumée tout à coup, puis l’irisé de la houle s’est transformé en écume laiteuse, puis le remous a atteint les quais et j’ai reculé. Puis la vague s’est formée devant elle, à son doigt, au pied de la jetée, au cœur même du port. Elle se dressait tel un étalon immaculé guettant le moindre signe de sa cavalière. Marla m’a offert un dernier regard triste, puis l’a enfourchée. D’une chiquenaude, elle l’a lancé au galop vers la baie, au-delà du phare et de la vieille digue.

J’ai conçu alors qu’elle allait rattraper la frégate d’Alfonzino et tenter de le couler pour venger Junia. Je ne doutais point que les militaires de Stella Cognita ne lui pardonneraient pas d’avoir endommagé au passage leurs autres bâtiments et que le mot courrait bien vite qu’elle avait du sang de libanoï dans les veines. J’ai craint qu’elle ne nous abandonne comme l’avait fait sa tendre amie de toujours.

Je maudis ma clairvoyance, la fureur des hommes et tous les égoïstes. Je maudis les départs. Je maudis la vague scélérate qui se fit monture, emporta ma bien-aimée loin de moi et défia toute nature à déferler ainsi vers l’horizon.