I. Terra Incognita
An de grâce 1589, jour de Jupiter, le 23ème de septième – Journal de Miranda Incogni, future gouverneuse de Stella Cognita.
D’elle, je ne veux plus rien voir. D’Altéra ! De sa cicatrice aux stries tournoyantes autour de son œil gauche tels les tentacules d’une pieuvre, de sa chevelure brune piquée d’argent, de son sourire bravache, de ses bottes, de sa rapière, de ses cartes, de ses outils de navigation et de ses manières gaillardes dont elle a usées tant et plus lorsqu’elle nous a tous salués depuis le pont de sa goélette.
Cette entrée sur mon carnet sera la dernière. Avec son départ, je consomme la fin de mon enfance et le début de ma vie de femme. Demain, je me marie, pourtant ma tante n’a pas daigné retarder la traversée. Les marées du solstice étaient bien trop propices selon l’avis d’une marinière de sa trempe. Trop d’années à terre à attendre que nous grandissions, mon frère, Bastini et moi.
Elle me laisse en garde la chasse de Santa Stella Cognita, la patronne de l’ultime port des contrées civilisées, comme si je n’avais déjà pas assez à m’occuper avec le négoce dont j’ai hérité de feu mon père, son frère. En fait de marraine et de tutrice, elle n’aura jamais été qu’une exubérance accrochée au nom des Incogni. Altéra Incogni, une des fondatrices de la cité de Stella Cognita, la pacificatrice de la côte septentrionale du couchant, la poétesse avinée de toutes les tavernes du quai de la dernière rincée, la femme qui aurait dû m’apprendre les manières, mais qui m’a surtout enseigné quelle viande était la plus à même de réduire le feu d’une ecchymose sur l’œil.
Elle ne m’a pas dérobé la grâce ni la détermination de fréquenter des gens de bien. Elle me vole cependant mon jeune frère qui s’est laissé séduire par sa jolie fable d’aller revendiquer comme la leur, la Terra Incognita. Je ne sais dans quel fond d’alcool frelaté, ils ont trouvé l’argument que cette région obscure était déjà baptisée selon notre nom. Altéra a décidé de se faire appeler Incognita. Bastini, du haut de ses dix-sept ans, a battu des mains ainsi qu’il l’a toujours fait chaque fois qu’elle lui offrait une échappatoire à ses responsabilités.
Le vent était l’invité d’honneur à leur départ. Il a soulevé les longs drapeaux rouges sortis comme un jour de pèlerinage de la sainte patronne des terres civilisées. Le quartier portuaire scintillait de toutes ses couleurs de poissons, d’épices et de marchandises sous un grand soleil jaune. La congrégation, les négociants de toute la péninsule, les notables, même la famille de mon futur époux, se tenaient en habits sur le quai ; ces derniers sans doute pour moquer cette étrange mésalliance par quelques inclinaisons de têtes mesurées. Je me suis tout de même avancée quand elle a descendu la passerelle pour me donner quelques symboliques souvenirs.
— Miranda, ma douce, a-t-elle dit avec une candeur exécrable, je crois que ton carnet de notes est bientôt rempli. En voici un second pour pouvoir poursuivre ton exploration des environs, répertorier tes découvertes. Je sais que nous sommes différentes, mais je suis persuadée que tu possèdes quelques curiosités en toi. Belles noces et bon vent !
Elle m’a tendu un ouvrage relié d’un cuir rouge identique à celui sur lequel j’écris présentement, puis a rejoint Bastini sur le pont. Il exultait d’un sourire blanc, croisait ses bras sur son torse bombé et a fini par m’accorder un signe de main qui tenait d’une fanfaronnade d’enfant. Ils ont échangé un clin d’œil alors qu’elle ordonnait de larguer les amarres.
Le vent s’est maintenu, la goélette s’est éloignée, j’ai jeté le carnet vierge dans le port. Demain, une fois mariée, j’y joindrai ce carnet-ci, ce futile journal intime et j’oublierai tout de ma tante, d’Altera Incogni partie se perdre en Terra Incognita.